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le comparait aux plus renommés maréchaux du premier Empire. On a attribué à Bazaine une ambition démesurée, il n’en avait qu’une, celle d’avancer dans sa carrière ; on lui a prêté de la vanité, personne n’en fut plus dépourvu et ne rechercha moins les manifestations extérieures, dont elle se repaît ; on lui a supposé des sentimens de haine, il était bon jusqu’à l’attendrissement. Surpris un jour dans une embuscade, un officier qu’il aimait comme un enfant tombe frappé d’une balle au front à côté de lui ; il ne paraît pas même le remarquer et continue à donner ses ordres ; mais, l’affaire terminée, il se précipite en pleurant sur le corps du malheureux.

Dans les reproches qu’on lui a adressés, il n’y a de vrai que ceci : il avait l’âme soldatesque, mais non héroïque. Ses pensées comme ses instincts étaient bas, et sans avoir jamais trahi réellement personne, il n’avait pas la droiture loyale qui marche à découvert ; il se plaisait aux manèges souterrains, aux petites ruses qu’il avait apprises en luttant de finesse avec les Arabes. Il était paresseux, lent à se mouvoir. Sa bravoure, moins tapageuse que celle de Canrobert, moins brillante que celle de Mac Mahon, ressemblait, en ses tranquilles mouvemens, à de l’indifférence, tant elle était impassible. Dans la bataille, c’était un tacticien d’offensive. Il avait le coup d’œil heureux et les soldats aimaient à le suivre, mais son ignorance du grand art militaire, dont il n’avait pas médité les instructives épopées, le rendait craintif à assumer les responsabilités des vastes initiatives stratégiques. Admirable, sans hésitation quand il obéissait, il devenait indécis et mobile quand il commandait. En cela, il ressemblait à Canrobert ; seulement, l’indécision de Canrobert se traduisait par l’absence d’ordres ; la sienne par des ordres contradictoires ; on l’appelait « ordre et contre-ordre. »

Mac Mahon seul était réellement en situation de prendre le commandement supérieur. Marmont a dit : « On a acquis la triste expérience que plusieurs maréchaux réunis dans la même armée et sous le commandement de l’un d’eux, amènent presque toujours de grands malheurs par le peu d’accord et le peu de subordination qui règne entre eux[1]. » Après nos revers, le général La Marmora me disait à Florence : « Je considère encore aujourd’hui que votre armée serait la première du monde, si

  1. Marmont, Institutions militaires, 3e partie, chap. I.