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de son patrimoine, un château historique et délabré, qu’elle cédera pour un morceau de pain, si tant est que ces vieilles pierres trouvent acquéreur. La Providence, qui a quelquefois pitié des gens de bien, lui envoie l’acquéreur idéal, le richissime Jossan, qui fait mieux que d’acheter très cher le château, puisqu’il en fait son cadeau de noces à la châtelaine en l’épousant. Remarque amusante, et que d’ailleurs tout le monde a dû faire. La Châtelaine est, dans son affabulation, la même pièce que la Veine. Au lieu d’une fleuriste, c’est une femme du monde, à qui un riche industriel, au lieu d’un fêtard millionnaire, offre un vieux château au bleu d’un petit hôtel tout battant neuf. Mais c’est toujours la soudaine réalisation d’un rêve, un conte bleu en action. On sait que le nombre des cadres dont disposent les auteurs dramatiques n’est pas illimité, et qu’il y a, pour défrayer toutes les pièces de théâtre, trente-deux situations exactement. La différence est d’abord dans la qualité des personnages principaux qui sont ici un honnête homme et une honnête femme. Elle est ensuite dans la manière d’envisager la vie et le résultat de nos actions. Jossan a commencé par être un autre Edmond Tourneur. Lui aussi, il a mené la vie de plaisir : il a été joueur et dissipé. Cela l’a conduit à constater, un beau matin en s’éveillant, qu’il n’avait plus un sou devant lui, plus une affection au monde, plus une raison de vivre. Tels ont été pour lui les effets d’une conduite imbécile. Par bonheur ils se sont produits assez tôt pour que Jossan puisse en appeler. Il est encore très jeune, et sous l’aiguillon de la nécessité il se révèle intelligent et énergique. Donc, il se met au travail, ne refuse aucune besogne, ne néglige aucune des occasions qui se présentent, va au-devant des autres, et peu à peu, par une activité sans défaillance, se crée une situation belle, solide et qui est son œuvre. Ce que représente Jossan, c’est la banqueroute du hasard et la victoire de la volonté. Il n’est pas besoin d’être grand clerc pour découvrir que l’une est exactement le contraire de l’autre.

Optimiste, l’auteur de la Châtelaine le restera. Mais cet optimisme à base de volonté est la vivante réfutation de l’optimisme paresseux que les personnages de la Veine formulaient à leur usage, pour en faire une excuse à leur veulerie. Vous entendrez dire que Jossan, lui aussi, ne doit son succès qu’à la chance. « Un autre travaillerait autant, que ça lui rapporterait deux mille quatre cents francs par an. D’ailleurs, il n’y a pas à discuter ces choses-là. On n’y peut rien. C’est révoltant, voilà tout. » Mais qui parle ainsi ? Un raté. Les ratés sont les théoriciens les plus décidés de la chance, ne pouvant admettre que, s’ils ont raté leur existence, c’est par leur faute, comme Jossan a réussi,