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La langue que nous parlons et qu’ont parlée nos pères, la religion que nous professons et que nos pères ont professée, les arts que nous aimons et qui ont un caractère national, nos coutumes, nos costumes, nos préjugés ancestraux, nos manières, la façon dont nous traitons les femmes et dont nous admettons qu’elles nous traitent, nos plis héréditaires de sentiment et de pensée, nos proverbes, voilà ce dont est fait notre patriotisme, en tout quoi l’histoire n’a que sa part, quoique importante. Je dirai même que, parmi tous ces élémens du patriotisme, l’histoire, quoique, encore une fois, très patriotisante, l’histoire est le seul qui, très distinctement au moins-, porte avec lui son correctif utile et souhaitable. C’est elle qui nous apprend, à nous Français par exemple, que nous sommes très grands ; mais que, cependant, il y a des peuples, des anciens et des modernes, qui ont eu quelque grandeur aussi, ce que ne nous enseignent ni notre langue, ni nos arts, ni nos préjugés, ni nos coutumes, ni tout ce que j’ai dit plus haut. — Inutile d’ajouter qu’il y a cette histoire dont M. Barrett-Wendell parle si joliment dans sa France d’aujourd’hui, de par laquelle le jeune élève de l’enseignement secondaire confond Louis XIV avec Guillaume le Conquérant et croit Catherine de Russie fille de Marie de Médicis, mais ne se trompe pas d’un iota sur Danton, Robespierre, Saint-Just, Marat et Lakanal, ce qui rappelle à M. Barrett-Wendell le résumé de l’histoire romaine dans les manuels officiels des écoles de Russie : « Le dernier des rois fut Tarquin le Superbe ; il fut détrôné par le démagogue Brutus et Rome entra dans une période de convulsions affreuses, dont elle ne sortit que grâce à l’empereur Julius César. » Mais cette histoire-là est l’histoire préfectorale et ce n’est pas elle, évidemment, que vise M. Dicey. L’histoire écrite par les historiens est patriotique et, en même temps, ne satisfait aucun préjugé ni patriotique, ni de parti et, par conséquent, elle élabore et elle produit un patriotisme éclairé qui n’empêche aucunement d’être libéral.

Qui y conduit même ; car elle apprend, ce me semble, qu’il y a des principes généraux de bon aménagement social qui peuvent si bien être communs à tous les peuples que tous y tendent plus ou moins consciemment, et que ces principes, sans effacer les patries, qui sont constituées par autre chose, peuvent être, du moins, lien moral entre les patries en tout différentes. Non ; je