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un héros philosophe et poète, grandeur et grâces, grenadiers et Muses, trompettes et violons, repas de Platon, société, et liberté ! Qui le croirait ?… Je suis tout honteux d’avoir ici l’appartement de M. le maréchal de Saxe ! On a voulu mettre l’historien dans la chambre du héros :


A de pareils honneurs je n’ai point dû m’attendre ;
Timide, embarrassé, j’ose à peine en jouir.
Quinte-Curce lui-même aurait-il pu dormir,
S’il eût osé coucher dans le lit d’Alexandre ? »


En même temps que l’appartement du maréchal de Saxe, Frédéric, d’ailleurs, lui donnait encore la croix de l’ordre du Mérite, le titre de l’un de ses chambellans, et vingt mille francs de pension. Malgré cela, la seconde impression ne tardait pas à corriger notablement la première : « On sait donc à Paris, ma chère enfant, — écrivait-il en effet à Mme Denis, sa nièce, dès le 6 novembre de la même année, — que nous avons joué à Potsdam la Mort de César, que le prince Henri est bon acteur et n’a point d’accent et est très aimable, et qu’il y a ici du plaisir ? Tout cela est vrai, mais… Les soupers du roi sont délicieux, on y parle esprit, raison, science ; la liberté y règne ; il est l’âme de tout cela ; point de mauvaise humeur, point de nuages ou du moins point d’orages. Ma vie est libre et occupée… mais… mais… Opéras, comédies, carrousels, soupers à Sans-Souci, manœuvres de guerre, concerts, études, lectures ;… mais… mais… La ville de Berlin, grande, bien mieux percée que Paris, palais, salles de spectacles, reines affables, princesses charmantes, filles d’honneur belles et bien faites, la maison de Mme de Tyrconnell toujours pleine et souvent trop… mais… mais… Ma chère enfant, le temps commence à se mettre à un beau froid. » Il ne s’était pourtant écoulé guère plus de trois mois entre l’une et l’autre lettre.

C’est qu’à dire vrai, si ce poète et ce roi étaient faits pour se comprendre, et au besoin pour se servir, ils l’étaient moins pour s’entendre ; et, dans l’espèce de « mariage » qu’ils venaient de contracter, il y avait eu, des deux parts, erreur sur la personne. Encore plus Français qu’on ne le croit, que peut-être il ne le croyait lui-même, Voltaire, qui achevait d’écrire en ce temps son Siècle de Louis XIV, arrivait à Berlin tout imbu de