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quel en était l’auteur. Car, pour rendre la flatterie plus sensible ou pour la pouvoir, au besoin, désavouer, Voltaire ne mit pas de nom à ce petit ouvrage. Et nous pouvons supposer qu’à quelque temps de là, lorsqu’il perdit sa charge de gentilhomme ordinaire en en conservant le titre et les fonctions, c’est qu’une autre mésaventure avait achevé de l’éclairer sur les sentimens du maître. A moins encore qu’il ne se fût lui-même embarrassé dans son propre piège, et qu’ayant peut-être menacé d’abandonner la cour, on ne l’eût pris au mot tout de suite et mis poliment en demeure de s’exécuter. Mais un dernier coup vint achever de tuer ses espérances ou ses ambitions, quand, avec une grande connaissance de son endroit le plus sensible, ses ennemis imaginèrent d’aller déterrer, pour le lui opposer dans la faveur de Mme de Pompadour et du roi, son « censeur » ordinaire et habituellement assez malveillant, l’auteur oublié d’Atrée et de Rhadamiste, le vieux Crébillon le tragique. Il comprit que le moment était venu de changer de tactique. Comme il s’y préparait, la mort inattendue de Mme du Châtelet vint lui en donner une raison de plus et lever peut-être le dernier obstacle qui l’eût empêché de le faire plus tôt.

On sait où et comment mourut Mme du Châtelet : à Lunéville, de suites de couches, et entre les bras, ou en présence du moins de M. du Châtelet, Voltaire et Saint-Lambert à la fois. La douleur de Voltaire, encore qu’un peu gênée par de certaines découvertes que l’on raconte qu’il fit dans les secrets de la marquise, fut cependant vive et sincère. Sa vie s’en trouvait, en effet, comme désemparée, et il n’y a pas d’affection de quinze ans dont ta mort ne remue douloureusement les restes. Mais d’abord il lui fallut démêler avec ceux de son amie des intérêts de toute sorte étroitement confondus, et ce fut l’emploi des quelques jours qu’il alla passer à Cirey, pour la dernière fois, en compagnie de M. du Châtelet. Puis, après avoir vaguement songé à se retirer à Senones, près de dom Calmet, le savant auteur des Recherches de la Bible, dont il devait plus tard se moquer si cruellement ; après avoir aussi songé, dit-on, à se réfugier en Angleterre, auprès de son ancien ami Bolingbroke, il reprit assez tristement le chemin de Paris, où il n’avait d’autre logis que celui qu’il occupait en commun avec la du Châtelet. Malgré ses amis, il s’y réinstalla. « Je ne crains point mon affliction, écrivait-il à d’Argental, je ne fuis point ce qui me parle d’elle, » et à un ancien ami de la