Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 60.djvu/621

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

peut-être à la négocier, du moins à la préparer dans l’esprit de Frédéric. La mort même de Fleury, survenue dans ces entrefaites, bien loin d’affaiblir cette espèce de confiance, l’avait plutôt accrue. Car, si Voltaire avait ses ennemis dans le conseil, Maurepas et Boyer, l’ancien évêque de Mirepoix, qui venaient cette année-là même de lui barrer pour la seconde fois l’entrée de l’Académie française, il y avait des amis, et il en avait en dehors du conseil, mais non moins puissans en cour, Tencin, Richelieu, Mme de Châteauroux, qui n’était encore que Mme de la Tournelle. Ses amis voulaient l’employer, ses ennemis voulaient l’écarter : on s’avisa de tout concilier en lui donnant une mission secrète auprès de Frédéric, et, pour mieux la masquer, on convint de l’envelopper des apparences d’une disgrâce ou presque d’un exil. Voltaire, assez peu délicat sur le choix des moyens, entra volontiers dans l’esprit de ce rôle : « J’écrivis au roi de Prusse, dit-il lui-même dans ses Mémoires, que je ne pouvais plus tenir aux persécutions du théatin Boyer, et que j’allais me réfugier auprès d’un roi philosophe, loin des tracasseries d’un bigot. » Frédéric répondit à cette perfidie par une autre, en faisant parvenir au théatin, par une voie détournée, quelques extraits choisis des lettres où Voltaire l’habillait si bien. Ce n’était pas la première fois que, pour fixer Voltaire auprès de lui, il essayait ainsi de lui couper la retraite, et, en lui fermant la France, de ne lui laisser d’asile qu’à Berlin. Mais de plus, il voulait savoir la vérité sur la mission du poète, si c’était une mission ou si c’était un exil, et au fait le moyen ne s’en trouva pas moins efficace qu’ingénieux et que malhonnête.

Ce qu’il advint de cette seconde mission, Voltaire l’a conté lui-même, dans ses Mémoires, en l’arrangeant, comme on peut croire et en s’y donnant modestement les airs d’avoir ramené Frédéric à l’alliance française. « Que la France déclare la guerre à l’Angleterre, lui aurait dit Frédéric, et je marche. » Mais en réalité, nous le savons aujourd’hui, Frédéric se joua de Voltaire, comme il le pouvait faire, sans le moindre danger, d’un diplomate qui n’était pas officiellement accrédité. Il raisonna volontiers avec lui sur les effets et les causes, sur l’état de l’Europe, sur la situation de la Prusse et sur celle de la cour de France.

Peut-être même tira-t-il de lui, comme sans en avoir l’air, sur les intrigues de la cour de Versailles, sur Louis XV, sur