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utiles. Il semble aussi que sa pétulance déplut à Frédéric, la familiarité de ses manières, la liberté de ses jugemens sur les petits vers de Sa Majesté. Enfin leur mutuelle avarice faillit brouiller les deux amis quand Voltaire, ayant élevé la prétention d’être défrayé de son voyage, — dont la note montait à 1 300 écus, — le premier mouvement de ce roi économe fut de serrer les cordons de sa bourse. Mais si la réalité des faveurs importait sans doute à Voltaire, il tenait bien plus encore à l’apparence, dont il avait calculé l’usage qu’il ferait à Versailles, et Frédéric, de son côté, sans parler des services qu’il attendait prochainement du poète, s’il commençait à faire la grimace, était pourtant toujours sous le charme. On se quitta donc sans rancune, à peine avec un peu de mépris l’un pour l’autre. Voltaire toucha ses 1 300 écus. Il prit d’ailleurs le parti d’attendre du temps la connaissance des intentions du prince, ce qui ne le mit pas à plus de quinze jours. Il put se dire aussi, pour se consoler de son échec diplomatique, et si du moins il y songea, qu’après tout, ni le marquis de Beauvau, ni le marquis de Valori, qui étaient « de la carrière, » n’avaient mieux réussi que lui.

Mais il profita tout de suite du service qu’il avait voulu rendre, s’il ne l’avait pas rendu, en faisant jouer à Lille une pièce d’« un goût si nouveau » sur « un sujet si délicat » qu’en toute autre circonstance on en eût interdit assurément la représentation. C’était ce Mahomet qu’il devait dédier quelques années plus tard au bon pape Benoît XIV. Ce qui d’ailleurs indique assez démonstrativement qu’à Versailles même on ne pensa point qu’il se fût trop mal acquitté de sa première mission, c’est qu’à dix-huit mois de distance on lui en confiait presque officiellement une seconde. L’insuccès de celle-ci devait le dégoûter d’en accepter une troisième.

Sa fortune politique avait en effet suivi celle de son royal correspondant. Aussi longtemps que Frédéric avait lié sa cause à la nôtre, le ministère et l’opinion même avaient traité Voltaire en confident du vainqueur de Molwitz. Quand ce vainqueur, assez content de la part qu’il s’était taillée dans l’héritage de Marie-Thérèse, avait conclu sa paix particulière, l’indignation publique avait rejailli sur Voltaire. Maintenant qu’on voulait à tout prix renouer l’alliance prussienne, on s’adressait à Voltaire de nouveau, comme à l’homme de France le plus propre, sinon