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qu’on ne lui épargnait pas depuis qu’il s’était rapproché de nous. La presse rouhériste lui reprochait comme une trahison, ainsi qu’elle me le reprochait à moi-même, de n’être plus hostile à l’Empire. Ses amis ne le défendaient pas : Thiers et Mignet, qui lui avaient conseillé avant le plébiscite d’accepter une fonction dans notre gouvernement, eussent voulu maintenant qu’il refusât celle qu’on lui offrait. Beaucoup de salons, qui l’avaient choyé naguère, se fermaient devant lui. Jusque-là les dons de sa nature s’étaient épanouis sans effort et d’une manière précoce aux souffles propices de la vie ; c’est en triomphateur, au milieu des fleurs et des sourires, qu’il s’était avancé dans l’arène si rude pour tant d’autres. Les coups et les froideurs qu’il ne connaissait pas le meurtrirent ; il eut hâte de s’y dérober. « Il semblait, a dit l’un de ses amis, plié et comme affaissé sous le poids de sa nouvelle fortune et surtout des déboires et des affronts par lesquels on la lui faisait payer. » La veille de son départ, il rencontra près du Pont-Royal Barthélémy Saint-Hilaire, qui l’engagea vivement à rester : il blessait ses amis ; il ferait bien mieux d’accepter l’offre de Michel Lévy, qui lui promettait 40000 francs pour deux volumes sur Voltaire. — « Dans tous les cas, répondit Paradol en montrant la Seine et en simulant le mouvement de s’y précipiter, cela ne sera pas bien long. »

Il s’embarqua le 2 juillet sur le Lafayette avec sa fille âgée de seize ans, charmante blonde aux yeux noirs, son fils et deux anciens serviteurs. En descendant du bateau à New-York, il avait été assailli par une foule de reporters qui s’étaient jetés sur lui comme une nuée de corbeaux et qui lui criaient : « La guerre ! c’est la guerre ! Vous le saviez ? le saviez-vous ? » Paradol pâlit et répondit : « Je ne sais rien, j’ai laissé l’Europe en paix. » Et il demanda à son tour avec anxiété des nouvelles à ceux qui lui en demandaient.

Il trouva un accueil presque fraternel dans mon ami le marquis de Chambrun[1], jurisconsulte distingué, homme de cœur, attaché comme conseiller judiciaire à la légation. Chambrun l’accompagna chez le président Grant et chez le secrétaire d’Etat aux Affaires étrangères. Il assista aux deux entrevues. Grant reçut affectueusement le nouveau ministre, et Fisch,

  1. Il était le gendre de M. de Corcelle, ambassadeur, et le cousin du comte de Chambrun, député. C’est de lui que je tiens le récit des derniers jours de Paradol.