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comédiens, mais des hommes. Ils peuvent devenir conseillers généraux, députés, ministres ; mais ducs d’Arménie, princes de Chypre ou empereurs de Trébizonde, qu’ils ne l’espèrent plus !… Le comédien d’autrefois était un pauvre diable sans sou ni maille ; mais la toute-puissante déesse Illusion soufflait sur la vieille plume désolée de son feutre, et en faisait une belle plume orgueilleuse… À défaut des princesses de la terre, il faisait des princesses avec les Margots et les Gothons qu’il daignait courtiser, et les paillons et les fausses dentelles d’Isabelle et de Silvia effaçaient les parures des reines, lorsque Léandre ou Lélio effleurait leurs petites mains de ses lèvres, et de ses moustaches retroussées vers les étoiles… Enfin ces vagabonds de grand chemin se couchaient parfois avec le ventre creux, mais ils parlaient habituellement la langue céleste de la poésie, luxe inouï et surnaturel, que nul empereur ne peut se permettre, et ainsi, de leur bouche enivrée tombaient à toute heure des diamans et des pierres précieuses… »

Oui, sans doute, les gens de théâtre étalent souvent une âpreté extrême au gain ; oui, dans leur vie privée ils font une moindre place à la fée Mélusine, au rêve, à l’idéal, à la bohème ; ils aspirent à se conduire comme des bourgeois, désirent que leur profession soit mise au même rang que la magistrature, l’armée ou la bureaucratie. Et je veux qu’ils aient ainsi perdu quelques fleurons de leur couronne aux yeux de certain public ; mais n’ont-ils pas comblé ce déficit par des avantages de toute sorte ? Dans maint salon ne les reçoit-on pas comme des personnages, ne recueille-t-on pas leurs moindres paroles, n’est-on pas à l’affût pour leur être présenté ? En même temps que les louis et les dollars, les bravos, l’admiration, l’amour, ne vont-ils pas à eux comme autrefois ? Ils deviennent millionnaires, soit : mais pourquoi l’argent éteindrait-il la flamme du génie ? Pourquoi leur refuser ce qu’on accorde volontiers à l’homme d’État, au poète ; à l’auteur dramatique, à l’industriel, le droit de faire des choses belles, utiles, et de s’occuper de leurs intérêts particuliers ? Il n’existe pas d’abîme infranchissable, ou même de cloison étanche entre Plutus et les Muses, et l’on oublie toujours que la carrière comique est celle qui facilite le mieux le dédoublement de l’être moral. Les grands comédiens d’autrefois méprisaient-ils les biens de ce monde ? Est-ce que Talma, Elleviou, Rachel, pour ne citer que ceux-là, ne gagnaient pas