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journaliste lui indique le procédé, et à peine a-t-elle levé assez gauchement la jambe, un sergent de ville lui frappe doucement sur l’épaule : « On ne danse pas comme ça, madame, chez les personnes. » Voilà Rachel stupéfaite, bientôt les rires l’avertissent de la mystification, elle rit plus fort que les autres ; le représentant de la loi, pour prix de son jeu, eut lin grand verre de punch, la moitié d’une brioche, et ne se douta jamais qu’il avait joué la comédie avec Hermione, Athalie et Phèdre en une seule personne.

Il faut s’arrêter. Beaucoup d’autres comédiens de race, de grands comédiens, pour l’esprit, la mondanité intelligente, ou l’amour, mériteraient de figurer dans un panorama de la société du XIXe siècle.


Les talens des comédiens s’en vont-ils plus vite qu’ils ne viennent ? Diminuent-ils en raison directe de la fortune gagnée plus rapidement qu’autrefois ? On l’a dit souvent, et Banville a développé ce paradoxe dans des pages spirituelles dont je demande la permission de reproduire quelques lignes : « Il n’y a plus de grands comédiens, et il ne peut plus y en avoir. Le comédien était un être doué pour être prince, héros d’amour, général d’armée et conducteur d’hommes, et qui, réduit par le hasard de la naissance à vivre pauvre et misérable, remplaçait la réalité par le rêve, et retrouvait ce qui lui avait été refusé, dans les flottantes vapeurs d’un monde purement idéal. Aujourd’hui, de pareils êtres ne sauraient exister, puisque les comédiens, devenus riches, considérés, considérables, rentiers, financiers, propriétaires ayant pignon sur rue, conseillers municipaux, maires, chevaliers de tous les ordres, et, ce qui est plus sérieux, millionnaires, possèdent assez de biens réels pour ne pas s’extasier dans les voluptés chimériques… Aimés par Coralie, par Florine, par Mme Marneffe, et (pourquoi ne pas l’avouer ? ) par Mme de Maufrigneuse,… pouvant servir sur leurs tables des laitances de carpes, des ortolans, des œufs de vanneau, sans préjudice du filet de bœuf savamment cuit dans son jus selon la recette moulinoise, et arroser le tout d’Aï, de Nuits, d’Ermitage blanc, de Chiraz, de Tokai et de vin de Constance, — pourquoi s’aviseraient-ils de manger à leur souper le clair de lune, et de boire les rayons rafraîchissans des étoiles ? Ce sont non plus des