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des diplomates, des pairs de France, des députés, des académiciens… Si je n’avais préféré à tout ma liberté, je marcherais l’égale des grandes dames du noble faubourg ; qui sait ? J’aurais pu épouser un duc ou un marquis… C’est superbe… Et avec tout cela, je n’ai tenu que le tiers de ce qu’on attendait de moi. » Ses admirateurs espéraient qu’elle ferait éclore toute une couvée de tragédies, qu’elle inspirerait des auteurs nouveaux dignes de renouer la tradition classique. Illusion. Et la causerie finit sur une double promesse : Musset écrirait une tragédie pour Rachel, celle-ci la recevrait les yeux fermés. Mais elle doutait de son poète, et n’avait pas tort ; Musset ne fit jamais cette tragédie.

Napoléon Ier compléta son éducation en conversant avec les hommes supérieurs dans chaque spécialité : Rachel ne fréquenta guère d’autre école, mais elle en profita singulièrement. Le comte Molé, premier ministre en 1838, lui dit avec une gravité souriante : « Ah ! mademoiselle, vous avez sauvé la littérature de l’invasion des barbares ! La langue française vous doit beaucoup. — Comme c’est heureux ! reprend-elle, moi qui ne l’ai jamais apprise. » Malgré tout, elle restait fort ignorante. Quelqu’un m’a rapporté qu’on lui présenta un artiste nommé Millot, et, comme il était question à cette époque de la Vénus de Milo, elle complimenta chaudement ce Millot sur le mérite de sa statue. Elle avait conscience de ses lacunes, se qualifiait parfois de petite saltimbanque, et, insistant pour que Legouvé composât un rôle tout exprès pour elle, ajoutait gaiement : « Faites cela, et je vous écrirai une lettre sans faute d’orthographe. » D’ailleurs, elle chargeait ses amis de composer pour elle les brouillons de ses lettres.

Aux derniers les bons. Crémieux, un des premiers protecteurs de Rachel, donnait une grande fête, dont la tragédienne était la reine. Chacun de se faire présenter, et un brave député rural de se pâmer sur son jeu de la veille : « Ah ! mademoiselle ! quel triomphe ! Quel génie ! Mais aussi quelle œuvre que ces Horaces, et ce qu’il mourût ! Et il s’extasiait sur ce Qu’il mourût ! Quand il l’eut quittée, Rachel se pencha vers Crémieux : « Ah çà ! Mais il est assommant avec son : Qu’il mourût ! A qui en avait-il ? Qu’est-ce que c’est que ça ? — Comment… Ce que c’est que ça ? Mais c’est le cri du vieil Horace quand on lui annonce que son fils est vivant. — Ah ! Où donc ça ? — Comment… où donc ça ? : — Mais tu n’as donc jamais lu les Horaces. — Moi ? jamais, je