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guitare : « Donnez-la-moi, prie-t-elle ; on croira que c’est celle dont je jouais pour gagner ma vie place Royale et place de la Bastille. » Et, sous cette couleur, elle se la fit payer mille louis par Achille Fould[1].

Véron donnait un dîner ; ses rapports avec la tragédienne, tantôt aigres, tantôt coquets, tournaient en ce moment à la tempête. Un caprice amène Rachel à la porte de ce doge de bourgeoisie, doublé d’un Turcaret ; Sophie, la fameuse Sophie, court avertir Véron qui se lève, et, de son ton le plus solennel : « Congédiez-la ! Je ne reçois que les honnêtes gens ! » Pour compléter la scène, Nestor Roqueplan se penche vers son voisin, et murmure avec une ironie mélancolique : « C’est donc le dîner d’adieu qu’il nous donne ! » Il y a une autre version ; Rachel, en l’absence de Véron, avait fait main basse sur un service à thé en argenterie, et sur le portrait d’Adrienne Lecouvreur : d’où l’exclamation, assez naturelle après tout, du docteur ; mais Rachel, qui était entrée malgré la défense, riposta : « Alors le maître de maison devrait commencer par s’en aller. »

Pour elle le noble faubourg oubliait la ligne de démarcation établie si longtemps à l’égard des comédiens (on pourrait citer des exceptions) ; il l’accueillait comme l’enfant de la maison, ce qui l’étonnait, la flattait et parfois l’énervait. Rachel ne manquait ni de tact, ni de diplomatie ; — mais surtout, pour beaucoup d’académiciens, d’hommes politiques, de mondains, tels que Royer-Collard, Mole, Pasquier, Duchâtel, elle incarnait la revanche des classiques contre la révolution romantique. « Parce qu’elle leur rendait des chefs-d’œuvre, sinon de chasteté, au moins de passion idéalisée, il leur plut de faire de cette enfant de la bohème juive une vierge inspirée, ce que M. Legouvé, vingt ans après, devait appeler une madone de l’art. »

L’enthousiasme des salons aristocratiques tomba quelque peu, et, en 1856, Mme de Sainte-Aulaire confessait au

  1. Je renonce, non sans regret, à donner ici la liste des ouvrages qui s’occupent de Rachel et des autres comédiens nommés dans ces études : comme disait l’autre, ils sont trop. Qu’il me soit cependant permis de signaler un fait qui témoigne à quel point le monde comique occupe le monde sans épithète. Cinquante-deux ans après la mort de Rachel, la princesse Alix de Faucigny Lucinge vient de publier sur la tragédienne une brillante monographie, heureusement complétée par deux autres ouvrages : Valentine Thompson : La Vie sentimentale de Rachel ; Fleichsmann : Rachel intimes d’après ses lettres d’amour. Ces trois volumes ont paru presque en même temps, dans les premiers mois de l’année 1910.