Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 60.djvu/38

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

d’ailleurs sans le moindre succès. Mais sans doute il était écrit quelque part que les Lettres philosophiques feraient éclater sur sa tête l’orage qui le menaçait depuis déjà deux ou trois ans. Malgré l’injonction de l’auteur, le libraire Jore, besogneux et cupide, pressé d’argent, irrité du succès de la traduction anglaise qui menaçait de lui enlever le plus clair de ses bénéfices, mettait en vente, et au mois d’avril, Voltaire, étant à Monjeu pour les fêtes du mariage de Mlle de Guise avec le duc de Richelieu, en apprenait la nouvelle, avec celle de l’embastillement du libraire, et de la saisie du livre jusque chez son ami Formont, à Rouen, où la plus grande partie de l’édition avait été déposée. Quelques jours plus tard, l’ordre était signé de l’arrêter lui-même pour l’interner au château d’Auxonne ; le Parlement évoquait la cause ; on condamnait solennellement l’ouvrage « comme scandaleux, contraire à la religion, aux bonnes mœurs et aux puissances, » et le 10 juin 1734, au bas du grand escalier du Palais, les Lettres anglaises étaient lacérées et brûlées par la main du bourreau. « Vous êtes sans doute content, et toute la France aussi, hors quelques mauvais sectaires, de l’arrêt du Parlement qui a condamné au feu le livre de Voltaire, » ainsi s’exprime, à ce propos, l’avocat Marais dans une lettre au président Bouhier, magistrat lettré, comme l’on sait, érudit, et gaillard.

On a dit, en se trompant de date, que Voltaire, effrayé, s’était hâté de désavouer ses Lettres, et on a eu tort. Sous le coup d’un ordre d’arrestation dont il n’évita les effets qu’en s’enfuyant au plus vite, Voltaire n’exprima qu’un regret, deux regrets pour mieux dire : l’un, que le Parlement de Paris se fut déshonoré, c’est son mot, en rendant cet arrêt, et l’autre, de n’avoir pas fait, puisque aussi bien et de toute manière elles devaient être condamnées, ses Lettres anglaises plus fortes. « Vraiment, écrivait-il à son ami d’Argental, puisqu’on crie tant sur ces fichues Lettres, je suis fâché de n’en avoir pas dit davantage. Va, va, Pascal, laisse-moi faire ; tu as un chapitre sur les Prophéties où il n’y a pas l’ombre du bon sens ; attends, attends. »

Il tint parole. Sans cesser d’aimer pour cela passionnément le théâtre et les vers, de ce moment pourtant la polémique allait devenir l’âme de tout ce qu’écrivait l’auteur des Lettres philosophiques : Pascal d’abord, puis bientôt Bossuet, les deux grands