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portrait par le Bronzino, en pied, avec son fils Ferdinando âgé de cinq ans. Sur un fond bleu, d’un bleu glacial, du bleu d’Ingres ou de Sassoferrato, elle est assise haute et droite, dans le lourd brocart d’une robe blanche balafrée d’arabesques noires. Elle nous regarde de face, avec tristesse. Sa main droite descend derrière la tête du petit garçon noyé dans les plis de sa toilette. Sa main gauche s’allonge sur son genou à la poursuite d’un gros gland de perles. Elle a la tête petite des femmes très grandes et très larges d’épaules, les yeux un peu écartés, la bouche charnue, le nez droit, un visage long, doux, de biche, — les mains infiniment longues et blanches. Ses cheveux, tirés en arrière, séparés au milieu du front, sont sagement emprisonnés dans une résille ponctuée de perles. Partout des perles. Ses épaules sont couvertes d’un filet de galons avec une perle à la croisée de chaque maille. Des perles font plusieurs fois le tour de son cou. Des perles s’égouttent, une à une, au bout de ses oreilles, jusqu’au bout de ses doigts. Elle semble avoir passé sous une pluie de perles. Le reste de sa toilette : des arabesques d’un noir de deuil sur un fond blanc, d’un blanc de deuil et, çà et là, un or funéraire, — une splendeur de catafalque. On dirait un vêtement mortuaire et cela servit bien de vêtement mortuaire, en effet. En 1857, le gouvernement a fait ouvrir, pour les identifier, tous les tombeaux des Médicis. Quand on est arrivé au sarcophage contenant les restes d’Eléonore de Tolède, duchesse de Florence, épouse de Cosme Ier, et grand’mère de Marie de Médicis, on a cru voir ce tableau couché dans le cercueil… Tout y était, de cette toilette, sauf les bijoux que les détrousseurs de cadavres avaient déjà remis dans la circulation. Ils brillent peut-être aujourd’hui aux feux électriques de quelque palace, sur une femme du Nouveau Monde, occupée à déplorer de n’avoir pas vécu dans le « bon vieux temps… »

C’est un des rares portraits officiels qu’on devine tout à fait ressemblans : tous les traits sont beaux et réguliers, aucun n’est banal. Le teint mat de la belle Espagnole, ses grands yeux doux et infiniment tristes, sa figure longue, son attitude lassée, tout cela désigne une victime parée pour le sacrifice. Cette impression peut nous tromper, mais nous trompe-t-elle ?

Nous sommes en 1553. La femme que voici a quitté toute jeune le beau ciel de Naples, où son père le duc d’Albe est vice-roi, pour venir s’enfermer dans ce sombre Palais Vieux, où elle