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temps ses goûts. Toutes les fois qu’il avait commis une imprudence ou qu’il voyait venir le moment d’en commettre une autre, il brochait donc une tragédie : elle lui servait de protection, quand elle réussissait, et, quand elle ne réussissait pas, c’était du moins un alibi.

Son Brutus, en 1730, n’avait pas été le succès dont il se flattait ; son Ériphyle en 1732 avait mieux réussi ; mais, après quelques représentations, il l’avait retirée lui-même, quand enfin, dans la même année, sa Zaïre venait passer ses espérances et confondre ses envieux. Zaïre, sujet neuf, sujet vierge, comme on disait alors, et comme on reprochait à l’auteur de Mariamne et d’Œdipe de n’en avoir jamais traité ; Zaïre, turquerie spirituelle et sentimentale, mélange ingénieux de turbans et de plumets, imitation habile de Bajazet et d’Othello, admirablement jouée par Mlle Gaussin dans tout l’éclat alors de sa beauté délicate et touchante ; Zaïre, le plus grand succès de larmes du XVIIIe siècle et, de tous les succès dramatiques de Voltaire, celui dont il devait conserver toute sa vie, comme du moins disputé, du plus vif et du dernier triomphe de sa jeunesse, le lumineux souvenir ! « Jamais pièce, écrivait-il à son ami Cideville, ne fut si bien jouée que Zaïre à la quatrième représentation. Je vous souhaitais bien là ; vous auriez bien vu que le public ne hait pas votre ami. Je parus dans une loge, et tout le parterre me battit des mains. Je rougissais, je me cachais, mais je serais un fripon si je ne vous avouais pas que j’étais sensiblement touché. Il est doux de ne pas être honni dans son pays. » Ce qui lui était plus doux encore, c’était d’être joué à la cour, et, pour s’y voir jouer, de passer lui-même à Fontainebleau quelques semaines dont il profitait en habile homme.

Au reste, tant de douceurs ne l’empêchaient point de dédier Zaïre à M. Falkener « marchand anglais, » comme il avait fait de son Brutus à Bolingbroke. Applaudi « dans son pays, » il ne lui déplaisait pas d’apprendre à ses concitoyens qu’il avait ailleurs que parmi eux des amitiés solides ou illustres, et au besoin de les piquer, en se donnant l’air de dédaigner leurs applaudissemens. C’était un trait encore de sa politique, et dont on verra bientôt d’heureuses suites.

En était-ce un autre aussi, tandis qu’on l’attendait sur la scène, que de se dérober pour soudainement reparaître, à cent lieues, de là, en quelque sorte, sous la figure et dans le rôle d’un