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l’on en avait. Mais dans le Temple du Goût il fallait bien reconnaître la liberté d’un vrai juge, à qui les beautés des ouvrages ne fermaient pas les yeux sur leurs défauts, ni la réputation des hommes à la mode sur la médiocrité de leur talent. Or il n’est rien que pardonne moins le peuple des auteurs, qui n’écrit point, lui, pour être jugé, mais uniquement pour vivre. Et ainsi ce petit ouvrage tout seul faisait à Voltaire beaucoup plus d’ennemis parmi les gens de lettres qu’il ne s’y en trouvait d’attaqués.

Ou bien encore, c’était une Épître à Uranie, jadis composée pour Mme de Rupelmonde, avec laquelle il voyageait alors, en 1722, qu’il cédait à la tentation de laisser imprimer, ou courir. On y lisait ces vers :


Entends du haut des cieux, entends, Dieu que j’implore,
Une voix plaintive et sincère.
Mon incrédulité ne doit pas te déplaire :
Mon cœur est ouvert à tes yeux.
L’insensé te blasphème, et moi je te révère,
Je ne suis pas chrétien, mais c’est pour t’aimer mieux.


Et ils suffiraient à prouver que, pour devenir déiste, Voltaire n’avait pas attendu les leçons de l’Angleterre, mais ils faisaient un tel tapage ou plutôt un tel scandale qu’il fallait que Voltaire les désavouât publiquement. Il les mettait au compte de l’abbé de Chaulieu, — qui était mort.

Quand au surplus ce n’était point par d’insignes palinodies, il avait un autre moyen de réparer ses imprudences : comme il savait fort bien que la gloire des lettres était devenue en France, depuis Louis XIV, une part du décor de l’édifice monarchique, il se souvenait qu’il était le successeur désigné de Racine, et il revenait au théâtre. « Un auteur dramatique est sous la sauvegarde des sociétés pour lesquelles le spectacle est un amusement ou une ressource : » ainsi s’exprime Condorcet dans sa Vie de Voltaire, et au XVIIIe siècle il avait tout à fait raison. Renouveler les sympathies de ce public parisien, l’un des plus passionnés de spectacle qui fut jamais, reconquérir par lui la bienveillance de ses protecteurs, incapables de résister au courant de l’opinion, et par eux tenir en échec les timides colères du pouvoir, en ce temps-là représenté par le très vieux et très irrésolu cardinal Fleury : telle était la tactique accoutumée de Voltaire, et dont il usait d’autant plus volontiers qu’il y satisfaisait eu même