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en vers, comme en prose, et tout ce qu’il fait se sent de la rapidité de sa conception. Toutes ses idées sont suivies d’effet, et quand, par hasard, il attend à les réaliser, elles n’en mûrissent pas davantage. C’est pourquoi, non moins que par le style, ses tragédies pèchent par le plan. Non seulement c’est toutes ou presque toutes la même intention, le même esprit qui les anime, mais dans la forme, et par la constitution du sujet, elles se ressemblent ; il n’y a que les noms de changés et le lieu de la scène. Il abuse encore de certains moyens, qui sont de la comédie, ou du vaudeville peut-être, plutôt que du drame et de la tragédie : telles sont les méprises et les reconnaissances. Méprise dans Zaïre, méprise dans Alzire, méprise dans Mérope, méprise dans Sémiramis, méprise dans l’Orphelin de la Chine, méprise dans Tancrède. Mais, en revanche, reconnaissance dans Tancrède, reconnaissance dans l’Orphelin, reconnaissance dans Sémiramis, reconnaissance dans Mérope, reconnaissance dans Alzire, reconnaissance dans Zaïre. C’est toi, c’est moi, c’est lui, c’est nous ! On se reconnaît pour s’embrasser, comme on s’est mépris pour se tuer. Toute l’adresse de Voltaire ne réussit à déguiser l’invraisemblance de ces moyens que pour le temps que dure la représentation, et sans doute c’est bien quelque chose, mais Racine et Corneille ont habitué le lecteur français à d’autres exigences.

Mais de tous les défauts que l’on peut reprocher aux tragédies de Voltaire, le plus grave à nos yeux, c’est de n’être à proprement parler ni des tragédies, ni des drames, mais quelque chose d’intermédiaire entre l’un et l’autre genre, d’hybride, pour ainsi dire, et de transitoire, par conséquent. « Espèces bâtardes, a-t-il dit lui-même, de la tragédie bourgeoise et de la comédie larmoyante, qui n’étant ni comiques ni tragiques, manifestaient également l’impuissance de faire des tragédies et des comédies. » Changez deux mots dans cette invective, elle est presque plus vraie des tragédies de Voltaire que des comédies de La Chaussée. Et il le savait bien, quand il prenait soin d’ajouter, comme s’il eût plaidé pour lui-même les circonstances atténuantes : « Ces espèces cependant avaient un mérite, celui d’intéresser, et dès qu’on intéresse on est sûr du succès. Quelques auteurs joignirent, aux talens que ce genre exige, celui de semer leurs pièces de vers heureux. » Mais puisqu’il l’a dit, elles n’en demeurent pas moins des espèces bâtardes. Les tragédies de Voltaire sont des