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d’un prétexte ou d’un ornement à couvrir les intérêts privés. Hommes d’abord, pères ou époux, fils ou amans, le reste ensuite, et comme par surcroît, ce n’est plus Auguste ou Polyeucte, Agamemnon ou Mithridate, Joad ou Mardochée, c’est Orosmane,


Qui donne bien une heure aux soins de son Empire,


c’est Gusman, c’est Tancrède, ou tant d’autres, qui seraient tout ce qu’ils sont, quand bien même ils ne seraient ni chevaliers, ni vice-rois, ni soudans. Mérope est une reine, mais elle est avant tout une mère, elle est même la mère pour Voltaire ; Sémiramis est une reine, mais elle est avant tout une épouse coupable ; et il n’y a pas jusqu’à César, dans la Mort de César, qui, avant d’être le dictateur ou le tyran de Rome, ne soit le père de Brutus. Les héros tragiques s’humanisent ; de la continuelle élévation où Corneille et surtout Racine les avaient constamment maintenus, ils descendent vers nous ; leurs malheurs ressemblent aux nôtres, et leurs sentimens plus encore ; s’ils continuent de parler en vers, on peut dire qu’ils pensent en prose ; et sous la couronne ou les oripeaux dont ils brillent, s’ils n’ont pas encore le costume ou le nom d’un bourgeois, ils en ont déjà l’âme. Pour cette raison l’intrigue change, elle aussi, de nature ou de caractère ; on ne sent plus peser sur les personnes du drame l’inéluctable arrêt d’une nécessité supérieure ; elles ne sont plus victimes de cette fatalité passionnelle qui grandissait en les accablant les héroïnes de Racine ; une nouvelle idée de la liberté se fait jour, et les situations, d’extraordinaires qu’elles étaient, deviennent simplement romanesques. Maintenant il s’agit de nous émouvoir tour à tour de compassion, comme dans Zaïre, pour les malheurs immérités, ou de colère, comme dans Mahomet, pour les bonheurs injustes. Si la condition des hommes est naturellement misérable, qu’ils apprennent, comme dans Alzire, à ne point eux-mêmes, par leur faute, aggraver le poids de leur misère. Faisons-leur voir, puisqu’ils l’ignorent, ou qu’ils se conduisent comme s’ils l’ignoraient, de quels malheurs ou de quelles ruines ils sont la cause quand ils courent à l’assouvissement de leurs passions, comme dans Mahomet ou dans Tancrède ou dans l’Orphelin de la Chine. Et pour cela, sans nous asservir à l’histoire, ou en la refaisant au besoin, cherchons, inventons, combinons des intrigues dont l’intérêt fasse passer par-dessus les invraisemblances, imaginons