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prendre à la Bastille et l’accompagnait jusqu’à Calais, où Voltaire, quatre ou cinq jours plus tard, s’embarquait pour l’Angleterre. L’exil allait durer quatre ans.


II

On n’y avait certes point songé, mais on ne pouvait lui rendre un meilleur service, ni peut-être déjà plus urgent. Dans cette vie du monde, en effet, s’il courait un danger, c’était celui de s’y attarder, et d’y devenir, comme tant d’autres, un bel esprit de cour et de salon, un Benserade supérieur ou un Voiture philosophe. L’exil, en l’enlevant aux séductions de la bonne compagnie, lui permettait de se reprendre, et, en l’ôtant de ce tourbillon de plaisirs et de fêtes, le rendait malgré lui à lui-même. En aucun temps d’ailleurs, pour le Français frivole et léger qu’il était encore, pour un observateur aussi vif et aussi malicieux, l’Angleterre, qui faisait alors sa première épreuve de la liberté, ne pouvait être plus curieuse à visiter ni surtout plus instructive à comparer. Ce n’était pas seulement un autre ciel, c’était vraiment un autre monde ; ce n’étaient pas seulement d’autres mœurs, mais une autre civilisation. Les premiers hommes dans les lettres l’étaient aussi dans le gouvernement, les Bolingbroke et les Chesterfield ; tous les matins, dans les journaux, avec une liberté qui d’abord paraissait sans limites, on discutait passionnément les plus grands intérêts nationaux ; on faisait à Newton des obsèques solennelles, tandis que l’orgueil de la naissance n’empêchait pas le frère d’un ministre d’État d’être « marchand dans la Cité » ou « facteur à Alep ; » on honorait dans les fonctions l’utilité dont elles étaient à l’État ; et parmi la violente mêlée des controverses religieuses, il était enfin loisible à tout Anglais d’aller au ciel par le chemin qu’il voulait. Un homme qui sortait de la Bastille pour avoir répondu, dans une maison particulière, à l’impertinence d’un particulier par une autre impertinence, ne pouvait manquer d’être frappé d’un spectacle aussi nouveau pour ses yeux. Il lui semblait respirer un autre air, et c’en était bien un, puisque les préjugés y étaient d’une autre espèce. Si les mœurs anglaises avaient quelque chose de moins délicat ou de moins précieux que les mœurs françaises, elles avaient quelque chose aussi de moins