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contenait une population nombreuse dont l’aisance annonçait le bonheur ; on y formait des réunions charmantes d’hommes modestes, éclairés, et de jolies femmes dont les talens embellissaient les charmes. Les noms et les grâces de miss Champlain, des deux miss Hunter, et de plusieurs autres sont restés gravés dans le souvenir de tous les officiers français. Un être qui semblait tenir plus de la nymphe que de la femme, c’était Polly Leiton, la fille d’un grave quaker. Sa robe était blanche comme elle ; la mousseline de son ample fichu, la batiste envieuse qui laissait à peine apercevoir ses blonds cheveux, enfin les simples atours d’une vierge, semblaient s’efforcer en vain de nous voiler la taille la plus fine et de nous cacher les traits les plus séduisans. Ses yeux paraissaient réfléchir, comme deux miroirs, la douceur d’une âme pure et tendre. Elle nous accueillit avec une confiante naïveté qui me charma et le tutoiement que sa secte lui prescrivait donnait à notre nouvelle connaissance l’air d’une ancienne amitié. Je doute qu’aucun chef-d’œuvre de l’art pût éclipser ce chef-d’œuvre de la nature. C’était le nom que lui donnait le prince de Broglie. Dans nos entretiens, elle m’étonnait par la candeur originale de ses questions. « — Tu n’as donc en Europe ni femme ni enfans, me dit-elle, puisque tu quittes ton pays pour venir si loin faire le vilain métier de guerre ? — Mais c’est pour vos intérêts ! lui répondis-je, et c’est pour défendre votre liberté que je viens me battre contre les Anglais. — Les Anglais ? reprit-elle. Ils ne t’ont point fait de mal, et notre liberté, que t’importe ? Il ne faut jamais se mêler des affaires d’autrui… » Que pouvais-je répondre à cet ange ? car, en vérité, je fus tenté de croire que c’en était un. Ce qui est certain, c’est que si je n’avais pas été marié et heureux, tout en venant défendre la liberté des Américains, j’aurais perdu la mienne aux pieds de Polly Leiton[1]. »

Bien qu’il ne soit encore question ni du « flirt » et de ses complications, ni des droits de la femme et de leurs exigences,

  1. Rochambeau raconte de son côté, dans ses Mémoires, qu’à son retour de Yorktown « toutes les villes qu’il traversait lui présentaient les assurances de leur reconnaissance envers la France. » Comme il arrivait à Philadelphie, une députation des anciens quakers l’aborda dans toute la simplicité de son costume. « Général, lui dit le plus âgé, ce n’est pas pour tes qualités militaires que nous Tenons te faire cette visite. Nous ne faisons nul cas de tes talens pour la guerre, mais tu es l’ami des hommes, et ton armée vit dans un ordre et une discipline parfaite. C’est ce qui nous amène à te rendre des respects. »