Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 60.djvu/213

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

vous féliciter sur l’heureux succès de notre campagne[1]… »

Or, quand on met en regard les effectifs dont disposaient à cette suprême minute les adversaires des Anglais, on comprend de quel poids les forces françaises pesèrent dans le triomphe de la journée. En effet, les Français avaient là 37 navires de guerre, commandés par le comte de Grasse, montés par 20 000 hommes et armés de 4 700 canons. Sur terre Rochambeau commandait à une armée de 8 000 hommes, tandis qu’à la même minute, Washington ne disposait pas d’un seul vaisseau et, sur les 9 000 fusils qu’il avait groupés, 5 500 seulement appartenaient à l’armée régulière. Les Anglais ne s’y trompèrent pas ; on en a la preuve dans ce récit que Rochambeau a laissé de la cérémonie qui accompagna la capitulation :

« La garnison, dit-il, défila à deux heures entre les deux armées, tambour battant, portant les armes qu’elle remit ensuite en faisceaux avec une vingtaine de drapeaux. Lord Cornwallis étant malade, le général O’Hara défila à la tête de la garnison. En arrivant, il me présenta son épée ; je lui montrai, vis-à-vis de moi, le général Washington à la tête de l’armée américaine, et je lui dis que l’armée française étant auxiliaire dans ce continent, c’était au général américain de lui donner ses ordres. »

De cette armée américaine et de son chef qui venaient de traverser de telles épreuves de douleur et de joie, le comte de Ségur écrit : « Je m’étais attendu à voir des soldats mal tenus, des officiers sans instruction, des républicains privés de cette urbanité si commune dans nos vieux pays civilisés. Je me souvenais de ces premiers momens de leur révolution où des laboureurs, des artisans qui n’avaient jamais manié de fusils, avaient couru sans ordre, au nom de la patrie, combattre les phalanges britanniques, ne présentant à leurs regards étonnés que des masses d’hommes rustiques, qui ne portaient d’autres signes militaires qu’un bonnet sur lequel était écrit le mot liberté. On peut donc juger combien je fus surpris de trouver une armée disciplinée, où tout offrait l’image de l’ordre, de la raison, de l’instruction et de l’expérience. Les généraux, leurs aides de camp, et les autres officiers montraient dans leur maintien, dans leur discours, un ton noble, décent, et cette

  1. Lafayette, Correspondance.