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autant que leurs aïeux l’opposition des idées, des intérêts. Toutefois, ils sentent de même, et leur passion commune est celle de la liberté.


II

Lorsque, au lendemain de la bataille de Bunker Hill (1775), Washington accepta le commandement de l’« armée nationale, » il avait avec lui un petit amas d’hommes sans uniformes, sans discipline ni science militaire, qui avaient pratiqué à peu près tous les états, excepté celui de soldat. Leurs armes étaient disparates, la poudre et le pain leur manquaient, mais sur leurs chemises, ils avaient brodé ces mots : « La liberté ou la mort. » Quand la rigueur de l’hiver vint ajouter ses souffrances à toutes ces insuffisances, ces gens mal nourris et mal vêtus laissèrent dans les sentiers de neige les traces ensanglantées de leurs pieds. Leur entrain ne fléchit jamais ; au contraire, leur rêve s’était élargi. Au moment de l’entrée en campagne, ils ne se battaient que pour obliger l’Angleterre à leur reconnaître des droits indispensables. Ils n’avaient pas songé à la séparation. L’idée ne leur en vint que par la suite, quand elle apparut comme le moyen unique d’obtenir la liberté. Ce n’était pas une armée, c’était un peuple entier qui tenait la campagne. De tous côtés des volontaires affluaient. On a noté ce propos d’un vieillard de quatre-vingts ans qui refusait de rejoindre ses foyers : « Ma mort, dit-il, peut être utile. Je couvrirai de mon corps un plus jeune que moi. » Rochambeau conte dans ses Mémoires qu’allant à la Conférence du Connecticut en compagnie de l’amiral Ternay, lequel était invalide, il eut la malchance de casser l’essieu de sa voiture. « J’envoyai aussitôt, dit-il, mon premier aide de camp, Fersen, chercher un charron qui demeurait à un mille du lieu où nous étions. Il revint me dire qu’il avait trouvé un homme malade de la fièvre quarte, lequel lui avait répondu que son chapeau plein de guinées ne le ferait pas travailler la nuit. J’engageai l’amiral à m’accompagner pour aller ensemble le solliciter. Nous lui dîmes que le général Washington arrivait le soir à Hartford pour conférer avec nous le lendemain, et que la conférence manquerait s’il ne raccommodait pas notre voiture. « Vous n’êtes pas des menteurs, nous dit-il, j’ai vu dans les