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vécu plus de quatre-vingts ans, Voltaire eut ainsi vingt ou trente ans de plus que la plupart des hommes pour enseigner la foule à prononcer son nom ? Nous pourrions dire également que de son exil de Ferney il était bien trop habile pour ne pas s’en plaindre, mais, en s’en plaignant, pour n’en pas profiter. L’exil, en éloignant les grands hommes, ne les met pas seulement à cent lieues du leurs admirateurs, il les met encore, de leur vivant même, comme à cent ans de leurs contemporains. Mais c’est assez si nous avons montré que le recueil de ses Œuvres complètes pourrait s’abîmer dans l’oubli, sans que le nom de Voltaire fût pour cela moins justement fameux. Et c’est pourquoi, dans les pages qui suivent, tout en essayant de le juger comme poète, comme historien, comme philosophe, on s’attachera surtout à démêler les vrais mobiles de ses actes, à caractériser la nature de son rôle, et à mesurer enfin jusque de notre temps la portée de son influence.


I. LA JEUNESSE DE VOLTAIRE (1694-1734)

On ne sait s’il naquit à Paris, ou à Châtenay, près de Sceaux, à la ville ou à la campagne, le 22 mars ou le 22 novembre 1694 ; mais c’est assez que l’année soit certaine. Sa famille, comme celle de Molière, comme celle de Boileau, comme celle de Regnard, était de bonne et ancienne bourgeoisie parisienne : François Arouet, son père, avait d’abord été notaire au Châtelet et, depuis, payeur des épices de la Chambre des comptes. On peut supposer, si l’on veut, que c’est de lui que son fils hérita l’intelligence et le goût des affaires. À dix ans, l’enfant fut mis au Collège de Clermont : la vie qu’il y mena, les camarades qu’il y fit, les marques mêmes de précocité d’esprit qu’il y donna, tous ces détails sont de mince ou de nulle importance. Car, de très grands sots ont brillé de tout temps, brillent peut-être encore dans les collèges ; et, pour les condisciples d’Arouet, il est probable, selon l’usage, qu’ils se souvinrent de lui quand il fut devenu Voltaire. Je ne reprocherai pas non plus aux jésuites, ses maîtres, au Père Tournemine ou au Père Porée, d’avoir incliné au mensonge et à l’intrigue la naturelle droiture de leur élève.

Du collège, en homme pratique, son père le fit passer dans l’étude d’un procureur ; mais le jeune homme n’y fréquenta