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sèche rattachaient en droite ligne aux paradoxes « cruels » d’un Chamfort ou d’un Rivarol ? Hélas ! il ne manque à l’anecdote que d’être vraie, ou plutôt, d’avoir eu pour véritable héros l’auteur des Parerga et Paralipomena. Dès l’année 1816, un demi-siècle avant la visite de Challemel-Lacour à Schopenhauer, l’écrivain allemand Frédéric Matthisson, au cinquième volume de ses Mémoires, rapportait la même aventure exactement de la même façon, en l’attribuant à un vieil « excentrique » anglais qu’il avait rencontré durant ses voyages ; et il n’est nullement impossible que déjà Matthisson, au lieu de puiser l’histoire dans les souvenirs de sa propre vie, se soit borné à la transcrire de quelque vieux recueil d’ana, allemand ou anglais. Mais en tout cas Schopenhauer, lui, malgré son désir très probable d’étonner à la fois et de séduire son jeune visiteur français, ne s’est sûrement pas abaissé jusqu’à lui offrir comme étant de son cru une boutade qu’il aurait trouvée dans le livre d’un autre[1].

Aussi bien l’étude consacrée par Challemel-Lacour à Schopenhauer contient-elle en assez grand nombre d’autres propos parfaitement authentiques pour que nous n’ayons pas à déplorer trop vivement la nécessité pour nous, désormais, d’oublier l’anecdote du louis d’or de l’hôtel d’Angleterre ; et encore ces propos eux-mêmes ne forment-ils qu’une petite partie de la longue et importante série d’ « entretiens mémorables » de Schopenhauer que nous possédons. Un érudit allemand qui s’est toujours occupé avec un soin tout particulier de la vie et de l’œuvre du philosophe pessimiste, le regretté Edouard Grisebach, a précisément publié naguère un petit volume contenant la reproduction à peu près complète de tous les récits de conversations échangées avec le vieux misanthrope de Francfort par toute sorte d’admirateurs ou de simples curieux. La doctrine entière du plus « amusant » des métaphysiciens se trouve concentrée dans les cent vingt pages de ce précieux volume, et sans cesse nous y apparaît également, derrière l’exposé de cette doctrine, la vivante et originale figure de son auteur : soit que nous voyions Schopenhauer s’intéresser, avec une sollicitude toute paternelle, aux progrès et à la renommée de tel jeune peintre qu’il a daigné autoriser à faire son portrait, ou bien que nous assistions à l’une de ces promenades quotidiennes pendant lesquelles le vieillard s’interdisait de répondre même aux questions de ses compagnons, par crainte de ne point procurer à sa machine organique une ration suffisante du bon air des champs. Peu de livres mériteraient

  1. Tout au plus pouvons-nous supposer qu’il l’ait citée, à table, et sans en indiquer la source première.