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sens littéral les moindres termes tombés d’une plume parfois distraite ou inexpérimentée. Enfin il lui est arrivé de verser dans cette erreur assez commune de croire qu’un fait, affirmé par un témoignage et qui n’est infirmé par aucun autre, revêt par cette seule absence d’opposition un caractère de certitude. C’est une illusion qui peut mener loin, car tout fait connu par une source unique est par-là même incontesté, et il n’en résulte pas nécessairement qu’il soit incontestable. Mais il ne faut cependant pas conclure de quelques gaucheries que « Taine gobe tout, » pour parler comme à la Sorbonne. « Taine gobe et veut nous faire gober… » écrit textuellement M. Aulard (Taine historien, p. 229). Gouverneur Morris, chargé par les États-Unis d’une mission financière et politique en France, en relations avec les personnages les plus considérables et les plus divers de l’époque révolutionnaire et parfaitement placé pour connaître bien des détails qui ne figurent pas dans les documens officiels, est également traité de « gobeur malveillant. » Il est trop facile d’éliminer d’un mot dédaigneux tout témoignage qui gêne ou qui déplaît, et c’est ce que fait sans cesse M. Aulard. Voici, par exemple, les Mémoires de Garat. « Si spirituel que fût Garât, dit l’éminent professeur, son témoignage n’est peut-être pas suffisant quand ce témoignage est seul. » Certes, mais ce n’est pas non plus une raison pour le rejeter sans plus ample informé. Le témoignage d’un homme spirituel et plutôt sceptique vaut bien celui d’un fanatique ou d’un sot.

En voici un autre pour lequel M. Aulard n’est pas moins sévère. Il s’agit de l’abbé Grégoire. Celui-là n’est pas un contre-révolutionnaire, ni un repenti. D’autre part, c’est un homme de caractère et de conscience. Néanmoins, comme il s’est exprimé sans indulgence sur le compte des meneurs jacobins, M. Aulard déclare que « la passion politique ou plutôt religieuse pousse Grégoire aux plus fantaisistes exagérations de la calomnie. » Et M. Aulard en voit une preuve manifeste dans cette phrase que Taine n’a d’ailleurs pas utilisée : « A la fin du XVIIIe siècle, on a fait en grand l’expérience que les prétendus philosophes, les athées, sont les êtres les plus intolérans et les persécuteurs les plus barbares. » Où est la « calomnie » dans cette constatation faite en 1796 dans une lettre privée, par un homme qui a traversé la Terreur sur les bancs de la Convention ? Si le témoignage d’un Montagnard, d’un régicide, d’un évêque assermenté,