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Mais on se demandera au nom de quoi le pragmatisme conclut à une action qui demande un effort peu naturel à l’humanité. Si James conseille aux hommes d’éprouver leurs idées par l’action, s’il leur recommande l’utile, il donne implicitement de l’utile une définition qui touche au sublime. Où la prend-il donc et de quel droit l’impose-t-il ? Il ne le dit pas clairement ; il a l’air de croire que cette conception d’utilité s’impose à tout homme sain qui prend conscience des conditions planétaires, qui sait que le monde tend vers le mieux et qui se sait intéressé à l’y aider. Dans un passage bien curieux il propose une sorte de « pari ; » il imagine l’hypothèse où l’homme aurait le choix. Supposez, dit-il, que l’auteur du monde s’adresse à vous et vous dise qu’il peut créer un monde imparfait, dont le salut n’est pas garanti, où il faudra consentir des risques et pour l’amélioration duquel il y aura lieu de travailler péniblement. Que direz-vous ? préférerez-vous le néant à cet univers où l’activité est la loi ? Si vous êtes normalement constitué, dit James, vous n’hésiterez pas. Et il ajoute ces mots significatifs : « Il y a chez la plupart d’entre nous une réserve de vie et d’entrain à laquelle un tel univers répond exactement : nous accepterions donc l’offre. » Cela est très américain. Est-ce très philosophique ? L’un des critiques de James, M. Schinz, professeur à l’Université de Bryn Mawr, en doute, et il accable le pragmatisme de sarcasmes. Mais, en même temps, il lui rend un hommage inattendu : il reconnaît que l’entreprise sociale du pragmatisme est bonne, il va jusqu’à dire que les vérités scientifiques n’ont rien à voir avec les aspirations humaines, et ainsi, tout en différant beaucoup de William James, il ne peut se dispenser de sentir dans sa philosophie quelque chose de vrai.

Il semble en effet que le philosophe de Harvard ait eu une intuition profonde et originale et qu’il n’ait pas su ensuite en accorder toutes les conséquences. La philosophie de l’action contient une critique très intéressante de l’intellectualisme et elle est sans doute appelée à prendre un plus grand développement. William James, merveilleusement à l’aise dans la psychologie, semble avoir été un peu embarrassé lorsqu’il a, dans le Pragmatisme et l’Univers pluralistique, abordé la métaphysique. Si la logique répond à une réalité, et le sentiment, l’intuition à une autre, comment distinguer ? quand peut-on avoir confiance dans la raison ? quelle est la règle qui indique l’instant où il