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réalité ne sont pas d’accord, James modifie l’adage antique. Il ne dira pas : « Philosophons d’abord, nous vivrons ensuite. » Il dira : « Vivons d’abord, nous philosopherons après. » Il n’existe pas en effet de vérité abstraite à laquelle on puisse comparer les actes, nous n’avons pas de « montre » où prendre l’heure. Il n’y a que des actes multiples, divers, continus, et ces actes selon ce qu’ils sont nous révèlent le vrai. Par suite, la vérité n’a rien d’inflexible, d’immuable, elle n’est pas antérieure à l’expérience ; elle se crée dans l’expérience ; elle est moins « la vérité » qu’une série de vérifications. De même qu’il tire les principes de la vie intellectuelle non de la raison, mais de l’action, William James veut tirer ainsi de l’action les principes de la vie morale. La vérité n’est pas la conformité de nos idées ou de nos actes à telle réalité donnée d’avance ; elle est le service que rend une idée dans l’accomplissement d’un acte. Nous créons quelque chose du monde en agissant, nous faisons rendre à la nature ce que sans nous elle ne donnerait pas ; mais nous créons aussi notre foi ou noire force, notre principe d’énergie, de volonté et d’action. Nous « faisons » la science qui n’est pas antérieurement à nous dans la nature ; nous ne la découvrons pas comme un secret qui existe sans nous ; de même nous créons la vérité. Nous recevons le bloc de marbre, mais nous y sculptons la statue.

Ici le pragmatisme a utilisé des notions nouvellement émises par les savans. On sait que, pour certains contemporains, la science n’est pas une œuvre de la nature, mais une activité humaine, c’est une manière d’imposer des lois à la nature, parce que l’esprit ne peut se l’assimiler que sous cette forme. De là le rôle considérable de l’hypothèse dans les sciences. Le mathématicien Henri Poincaré a écrit sur ce sujet des pages qui sont tout de suite devenues classiques. On aurait grand tort de leur faire dire ce qu’elles ne disent pas et de prendre M. Henri Poincaré pour un pragmatiste sans le savoir. Il a exactement limité ce qu’il voulait faire, et ce n’est pas une théorie générale de la connaissance qu’il a exposée, mais un point de vue sur les rapports de la science et de l’esprit. Il a très bien expliqué par exemple comment les sciences sont des conventions, comment la géométrie aurait pu être différente, comment des formules telles que « la terre tourne » n’ont pas une valeur absolue ; il a montré que les grandes hypothèses servent à trouver des