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monde bien ratissé, et immobile, elle constate quelque chose qui pousse en tous sens et qui n’est pas fini. Nous imaginons un monde comme un théorème, comme une formule d’où tout découlerait, ou comme une vaste machine toute construite. Mais cette unité est illusion, ou du moins elle ne nous est pas enseignée par l’expérience. Au contraire, tout semble varié et inégal. Il ne faut pas dire, conclut James, qu’il y a un univers ; il faut parler d’un plurivers, d’un multivers. Il ne faut pas dire qu’il y a une formule nécessaire à quoi tout se réduit : pour sa part, il croit à la réalité irréductible de la vie, du sentiment, de la liberté ; il ne pense pas que l’on puisse les enfermer arbitrairement dans le cercle intellectuel de nos idées abstraites ; il proclame la diversité, l’imprévu de la nature et de l’homme.

Il a donc attaqué avec son entrain habituel tous les systèmes contraires qui prétendent démontrer l’impossibilité de ce que révèle l’expérience. Lorsque la logique et le réel sont en désaccord, ce n’est pas le réel qui doit se plier à la logique, mais la logique qui doit céder. La logique est une manière d’imagination. Cette croyance est partout dans les chapitres de l’Univers pluralistique où James examine et charge tour à tour les systèmes, non seulement le matérialisme, mais tous les spiritualismes qui admettent une seule substance, une unité jugée factice. Il défend avec vivacité, avec éloquence, parfois avec poésie la conception pluraliste. Les philosophies ont toujours visé à débrouiller le monde, à se débarrasser de l’apparent fouillis dont il est encombré. A l’enchevêtrement qui d’abord s’offre aux sens, ils ont substitué des conceptions bien ordonnées et conformes au principe d’économie. Elles tendent toutes à faire du monde quelque chose qui soit net, qui ait, dit James, de la propreté, qui soit pénétré d’intellectualité quant à sa structure interne. Après tous ces tableaux, où triomphe le rationalisme, le monde pluraliste fait triste figure ; il est désordonné, il est tourmenté. Mais il est vivant. L’autre était figé. Qu’est-ce que cet absolu dont on nous parle ? On nous dit que comme absolu le monde est un et parfait. Mais l’absolu ne hait, ni ne pâtit, ni n’aime ; il ne connaît ni besoin, ni désirs, ni aspirations, ni échecs, ni amis, ni ennemis, ni victoires, ni défaites. Et moi, dit James, je suis un être fini, je n’ai ni yeux, ni oreilles, ni cœur, ni intelligence pour quoi que ce soit d’un genre opposé à ces