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bannir le sentiment religieux comme inexplicable et antiscientifique. Par son analyse originale, James le rattache à la psychologie générale ; il en garantit la durée en plaçant sa source dans la vie même, dans le subconscient en relation continue avec la personnalité claire ; il a rendu impossible au nom de l’expérience les négations sommaires qui intervenaient au nom de cette même expérience ; il a donné aux sentimens religieux leur place normale dans la vie de l’humanité.


IV

La physiologie, à mesure que James l’étudiait, lui avait paru réclamer au-dessus d’elle la psychologie. A son tour, la psychologie, par l’intermédiaire du sentiment religieux, lui semble incapable de se suffire. On a beau dire, on a beau faire, écrit-il, l’univers est notre maître. Nous avons tous un mystérieux sentiment de l’éternel ensemble, et ce n’est pas pure curiosité : notre attitude dans la vie dépend des opinions que nous avons sur les problèmes essentiels. Voilà donc James conduit au seuil de la métaphysique. Comment cet ennemi de l’esprit de système allait-il se comporter ? Succomberait-il à la tentation de construire lui aussi une image du monde ? Non point : cet empiriste est inébranlable. Même en métaphysique, sa méthode est ce qu’il a appelé d’un mot emprunté à Pierce : le pragmatisme. Elle consiste à « éprouver » les idées et les sentimens, et à ne les juger que sur leurs fruits ; elle permet de n’avoir aucun système, et d’admettre toutes sortes de conclusions particulières, pourvu qu’elles soient vérifiées par la pratique. James généralise ici ce que nous l’avons vu faire pour l’étude de l’esprit : l’observation directe est sa seule loi.

Elle le conduit tout de suite à massacrer tous les systèmes abstraits construits rationnellement par la plupart des philosophes. L’inexactitude de la raison raisonnante est déjà grande, comme on l’a constaté quand il s’agit d’étudier notre propre conscience : mais quand elle s’applique à construire l’univers, sa fantaisie ne connaît plus de frein. Les philosophes par exemple ont coutume de parler du monde comme s’il formait un tout ordonné, avant son unité. C’est un jardin à la française avec ses plates-bandes, ses massifs, ses miroirs d’eau, son architecte et son plan. Or l’expérience ne révèle rien de tel. Au lieu d’un