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James à la fois beaucoup de vigueur et beaucoup d’art. Libre de toute idée préconçue, attentif à éprouver ce qui se passait en lui, penché sur le mouvement de son propre esprit, il a pu, par un effort personnel, avoir tout à coup la vision totale de sa propre vie spirituelle. Mais l’ayant saisie un instant dans son essence, il lui était nécessaire de l’exprimer, de la communiquer, et le problème était paradoxal. Car précisément il reprochait aux anciennes écoles d’avoir faussé les notions de l’esprit en les enfermant dans des mots ; il signalait l’erreur qui consiste à immobiliser dans des termes définis des états qui ne sont point séparés comme des substantifs, mais qui se tiennent et se mêlent comme les gouttes d’eau d’une rivière. Et comment lui-même pourrait-il procéder si ce n’est par ces moyens fragmentaires que le langage met à notre disposition ? Comment nous ferait-il voir la conscience elle-même et non les particularités qui en sont les conditions ou les produits ? Comment garderait-il ce qu’elle a d’unique, de concret et de mouvant ? Devant une pareille tâche, le philosophe est comme le photographe qui prendrait des vues d’un fleuve, et qui serait obligé de les présenter ensuite les unes à côté des autres : ce ne seraient jamais que des morceaux figés. Mais l’artifice du cinématographe, en déroulant très vite les photographies les unes après les autres, arrive à mieux imiter la réalité et à donner l’illusion du mouvement. William James, à force de finesse et de souplesse, a créé par son style un artifice équivalent. Le lecteur qui suit ses explorations dans le domaine de la conscience est conquis par ce que le récit a de vivant, d’ondoyant et de concret, par la manière dont s’allient les images et les idées, par le frémissement qui suggère sans cesse le mouvement de la vie.

La psychologie de William James, aujourd’hui universellement connue, a été d’autant mieux comprise en France que dans le temps même où James écrivait son livre, M. Henri Bergson publiait son Essai sur les données immédiates de la conscience. Le livre du psychologue français, écrit avec un art supérieur encore à celui de James, apporte, je crois, plus de lumière que les Principes, surtout à cause de l’analyse approfondie de l’idée de temps qui en fait la valeur éminente et durable. Mais, sans insister ici sur les rapports des deux psychologies, il faut retenir comme un signe la rencontre des deux recherches et des deux publications. Les deux philosophes travaillaient dans des