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quand on a formulé une loi comme celle qui fait de l’émotion la simple doublure des mouvemens physiques correspondans, on n’a rien expliqué de ce qui se passe dans la conscience.

James se place d’emblée au centre même des événemens ; il regarde vivre son esprit sans se soucier des distinctions des philosophes ; il l’explore, il le sent se développer, changer sans cesse, et c’est après une longue observation qu’il a écrit le chapitre désormais classique sur le « courant de la conscience » qui est l’essentiel de son livre. De tous les faits que nous présente la vie intérieure, dit-il, le plus concret est celui-ci : nous sentons des états de conscience qui vont, s’avancent, s’écoulent et se succèdent sans trêve en nous. Pour exprimer ce fait, il faudrait pouvoir dire en français : « il pense, » comme on dit « il pleut. » James regrette un aussi précieux barbarisme et à son défaut il formule ainsi le fait essentiel : « la conscience va et ne cesse pas d’avancer. » Cette conscience est pour chacun quelque chose de personnel qui enveloppe un grand nombre d’états solidarisés et perçus comme tels ; elle ne cesse de changer ; elle revêt mille formes successives, infiniment variées et qui ne deviennent jamais tout à fait pareilles ; elle est continue ; elle ne se compose pas d’états séparés les uns des autres comme des objets, mais c’est une série ininterrompue d’émotions, de désirs, de représentations, d’impulsions mêlées les unes aux autres, se succédant en se prolongeant, si bien qu’elles font un courant, que le passé et l’avenir s’y touchent, que le présent est une limite insaisissable entre ce qui fut et ce qui arrive ; c’est un devenir, ou, si l’on veut une métaphore, c’est une coulée. La vie psychologique ainsi comprise est une vie véritable, elle a son élan, elle est une puissance qui se renouvelle et qui a non pas un développement marqué dans l’espace par des états séparés et successifs, mais une évolution dans la durée. C’est artificiellement, pour les besoins de notre langage et pour les nécessités pratiques, que nous distinguons des momens, des facultés, que nous isolons des sensations, des sentimens, des idées auxquelles on donne un nom, et que l’on traite comme des choses distinctes. La réalité vécue de notre esprit nous fait connaître une continuité, une unité mouvante dont telles parties, selon notre attention et les circonstances, viennent successivement à être mises en lumière.

Pour mener à bien cette exploration, il a fallu à William