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l’idée de mouvement : rien de plus banal au point de vue de la réalité. La raison n’arrive pas à en rendre compte. Dès l’antiquité, un paradoxe célèbre consistait à montrer que si Achille aux pieds légers et une tortue faisaient une course ensemble et si la tortue avait au départ une légère avance, jamais Achille ne pourrait la rattraper. Cela se démontrait logiquement ; cela se démontre encore. Si en effet l’espace et le temps sont divisibles à l’infini comme notre raison le dit, au moment où Achille atteint le point de départ de la tortue, celle-ci a déjà dépassé ce point et ainsi de suite jusqu’à l’infini. L’intervalle entre les deux coureurs ne cessera de décroître, mais il ne sera jamais nul. Direz-vous que c’est absurde et qu’en vingt secondes Achille rattrape la tortue ? Ne triomphez pas : le raisonnement n’est pas épuisé. Ces vingt secondes ne sont pas sûres de s’écouler. Car si le temps est divisible à l’infini, il est impossible de voir la fin de ces secondes ; si douze sont passées, il en reste huit, qui peuvent se diviser ; il y aura toujours un reste, et comme ce reste est infiniment divisible, il n’y a pas de possibilité que l’opération s’achève. Ces sophismes ne sont que des exemples particulièrement frappans des procédés de l’intelligence abstraite. L’esprit mathématique considère le mouvement à sa manière, comme le fait d’occuper une série de points successifs de l’espace correspondant à une série de momens successifs du temps ; mais en réalité cette vue logique du mouvement donne des positions déterminables, et elle peint le mouvement d’après l’idée de repos. Elle néglige dans le mouvement ce qui est son essence, et ainsi le raisonnement, au lieu de rendre l’expérience plus claire, la rend moins intelligible. C’est Renan qui disait avec une douce résignation que Gavroche arrive parfois du premier coup aux constatations que les philosophes admettent après une vie de travail. William James n’aurait pas contredit cette maxime. Le différend entre les logiciens et la vie demeure symbolisé par l’antique légende du raisonneur qui démontrait l’impossibilité du mouvement et de l’homme qui, ayant bien écouté, se mit paisiblement à marcher.

Remarquez que James est le premier à reconnaître l’éminente dignité des facultés d’abstraction et les services qu’elles nous rendent. Il est universellement admis qu’elles constituent une des principales différences entre l’homme et les animaux ; elles nous donnent le pouvoir de transformer notre expérience