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Et quel chemin parcouru entre le point de départ et le point d’arrivée ! Entre ce type des faux bergers, issu du grand mouvement de la Renaissance, et ces types de la belle âme et de l’égotiste, nés des crises morales qui ont produit et accompagné dans son cours la Révolution française ! Et quel contraste forment entre eux le premier anneau et le dernier de cette chaîne qui relie l’histoire du roman français des premières années du XVIIe siècle aux premières du XIXe siècle ! l’Astrée d’une part, René de l’autre, quelle métamorphose !

Ah ! si nous pouvions évoquer l’ombre de l’un de ces bergers qui s’entretiennent de casuistique amoureuse sur les bords enchantés du Lignon, l’ombre de Sylvandre ou de Céladon, et que nous leur présentions René sentant couler dans son cœur comme des ruisseaux d’une lave ardente, René descendant tour à tour dans la vallée ou s’élevant sur la montagne pour y appeler de toute la force de ses désirs l’idéal objet d’une flamme future ; René sentant par instant au milieu de ses désespérances que la vie redouble au fond de son cœur et qu’il aurait la puissance de créer des mondes… assurément, en présence de cette étrange maladie, Sylvandre et Céladon ne sauraient que penser, ils n’en pourraient pénétrer le secret, et ni leurs druides, ni Platon, leur maître, ne leur donnerait la clef d’un si étrange phénomène. Et supposons aussi la princesse de Clèves, quittant son allée bordée de saules, et rencontrant dans la forêt de Fontainebleau, aux premiers jours du printemps, Obermann agenouillé devant une jonquille fleurie, et l’entendant s’écrier qu’il sent en cet instant tout le bonheur destiné à l’homme et que le fantôme du monde idéal, l’indicible harmonie des êtres vient de se révéler subitement à lui… Sans doute la princesse de Clèves demeurera interdite et, au nom de Descartes, elle déclarera que cet homme est fou à lier. Eh non ! lui répondrons-nous, cet homme n’est pas fou ; seulement il est né un siècle et demi après vous ; et, pendant ce siècle, il paraît que les jonquilles ont changé ; leur or est devenu plus doux, leur parfum plus suave et leur corolle s’est démesurément élargie, elle peut contenir aujourd’hui tout le fantôme du monde idéal.

Et vraiment, à voir ce qu’était une jonquille pour la princesse de Clèves et ce qu’elles sont devenues pour Obermann, on est tenté de se demander si les jonquilles n’ont pas changé ! Et cependant il n’en est rien, les jonquilles sont restées les mêmes,