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il soit seul à jouir, qui ne soient pas, en quelque sorte, des œuvres collectives et qui n’appartiennent pas au domaine public.

Chose étrange, et qui semble contradictoire, le génie est profondément individuel ; l’homme qui en est doué a une âme qui ne ressemble pas à toutes les âmes, elle n’est qu’à lui, elle a plus de relief, une trempe plus vigoureuse, un cachet plus marqué que les autres. L’homme de génie a des façons de sentir et de penser qu’il ne doit à personne, qu’il n’a pas héritées, qui sont en lui on ne sait comment ; c’est le secret de la nature ou de Dieu. Il apparaît comme une exception au milieu de la foule, il est un original dans le sens noble et profond du mot. Il est lui, il n’est que lui, et ce qu’il est personne ne pourrait se charger de l’être à sa place ; et son originalité il est le premier à la sentir. C’est ce qui le rend impropre souvent au commerce avec les autres hommes ; il ne peut se livrer entièrement à eux, il sent en lui quelque chose qui les dépasse, et quand il se communique, quand il se donne, il y a en lui comme des pensées de réserve, ces pensées de derrière la tête dont parle Pascal, qu’il n’a garde de mettre en circulation et qu’il se ménage comme un fond secret dont il ne fait usage que dans ses entretiens solitaires avec lui-même.

Et cependant, cet être inapprivoisé et parfois inapprivoisable, selon le mot de Diderot, cet être qui souvent fuit le monde pour se retrouver seul avec lui-même, et qui s’inspire de la retraite et de la solitude, il possède seul le secret de ces chants, de ces mélodies, de ces harmonies qui parlent à tous les cœurs, qui les font vibrer, qui les réunissent, les rassemblent et les confondent dans un même sentiment de joie et d’admiration. Supprimer de ce monde le génie, ce serait détruire peut-être le trait d’union le plus énergique qui existe entre les hommes et porter une irréparable atteinte à la communion des esprits. Car tout génie est semblable à un buisson fleuri qui exhale de pénétrans parfums que la brise répand au loin dans les airs ; et, alléchées par ces effluves, les abeilles arrivent de toutes parts autour de ces corolles béantes et y puisent avidement les sucs qu’elles distillent, festins délicieux, festins sacrés que le ciel regarde d’un œil de complaisance.

Non, il n’est pas un poète de génie qui ne porte ainsi suspendu et attaché à lui un essaim de ces abeilles qu’on appelle