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Tandis que son mari remontait l’allée, elle eut la vision de leurs trois années de mariage. Ces années étaient toute sa vie. Jusque-là tout dans son existence avait été incolore et inconscient, telle la vie de la plante tant qu’elle n’a pas atteint la surface du sol.

Ces trois années ne lui avaient sans doute pas apporté la réalisation de ses rêves de jeune fille. Mais si certaines de ses illusions avaient été détruites, celles-ci se trouvaient être remplacées par des réalités autrement précieuses. Lizzie comprit maintenant qu’elle s’était peu à peu faite à la nouvelle image de son mari, tel qu’il était, tel qu’il serait toujours. S’il ne lui représentait pas le héros de ses rêves, c’était du moins l’homme qu’elle aimait et qui l’avait aimée. Et elle s’aperçut, dans un dernier éclair de pitié et d’intelligence, que, de même qu’un marbre compact peut être fait de cailloux et de débris sans valeur, peut-être n’est-il pas impossible, avec de médiocres élémens, de façonner un amour capable de résister aux plus forts assauts de la vie…

Elle sentit la pression de la main d’Andora se faire plus lourde.

— Ayez courage, ma pauvre chérie ! Je lui donnerai les lettres sans dire un mot. Vous pouvez vous en rapporter à mon sens de la dignité. Je sais tout ce que vous éprouvez en ce moment !

Deering avait atteint le seuil de la maison. Lizzie le suivit des yeux silencieusement jusqu’à ce qu’il eut disparu sous l’auvent de la porte ; puis elle se retourna et jeta sur son amie un regard où il y avait de la pitié.

« Pauvre Andora ! » dit-elle, « mais vous n’en savez rien, non, absolument rien !… »


Edith Wharton.