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marchandise, oui ; comme une autre, non. Si on m’achète du blé, ou des vêtemens, ou des chaussures, ou des chapeaux, je n’ai nul besoin de demander à l’acheteur ce qu’il en veut faire ; je le sais d’avance, l’emploi est déterminé par la nature même de l’objet. Mais s’il s’agit d’argent, c’est autre chose ; on peut tout faire avec lui, et dès lors, il est naturel que, quelquefois du moins, je désire savoir ce qu’on en fera. On peut en faire des vaisseaux de guerre, des canons, des fusils, c’est-à-dire des armes meurtrières qui seront peut-être tournées contre mes alliés, contre mes amis, contre moi-même. Est-ce de ma part une curiosité déplacée de chercher à savoir ce qu’il en sera et d’agir en conséquence ? Est-ce une exigence exorbitante de revendiquer pour moi une part dans la fabrication de ces engins ? On dit à cela que c’est mêler la politique à la finance et au commerce. Sans doute, mais ce n’est pas nous qui les mêlons, c’est la nature des choses, beaucoup plus puissante que nous : nous serions à la fois dupes et coupables si nous y fermions les yeux.

Allons au fait. Le ministre des Finances de Turquie, Djavid bey, est venu à Paris pour y faire un emprunt de 150 millions. Il s’est adressé aux groupes financiers qu’il a voulu ; à cela nous n’avons rien à dire. Nous pouvons faire nos observations sur les tendances que ses choix indiquent, mais nous les gardons pour nous. Nous pouvons ne pas ignorer des intrigues qui se nouent à Constantinople et où les intérêts personnels de Djavid bey jouent leur rôle ; mais dans cette question particulière de l’emprunt, nous n’avons pas à en tenir compte. Djavid bey a trouvé à Paris, auprès de notre gouvernement, un accueil très empressé, qui ne l’a d’ailleurs nullement gêné dans sa pleine indépendance ; il a agi, en effet, comme si ce gouvernement n’existait pas. Celui-ci cependant a estimé qu’il devait se préoccuper de l’emploi qui serait fait de l’épargne française et des garanties qu’il convenait de lui assurer, et il a fait savoir dans quelles conditions il accorderait au nouvel emprunt la cote à la Bourse. Des conditions ! Le gouvernement jeune-turc entend n’en accepter aucune. Celles du gouvernement de la République ont beau être légitimes, Djavid bey n’a voulu rien entendre et il a quitté Paris en faisant quelque peu claquer les portes. À son tour, le grand vizir Hakki pacha est venu en France, à la suite d’un voyage en Europe qui l’avait amené notamment chez le roi de Roumanie, et on a pu espérer que l’affaire, reprise avec lui, aurait un meilleur dénouement. Cela serait sans doute arrivé si Hakki pacha avait été tout [à fait libre, mais il devait rester d’accord avec Constantinople ou Djavid bey était revenu, et cela rendait le succès