Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 59.djvu/723

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

les garanties que leur exécution aurait pu nous donner n’existent même pas sur le papier. C’est une lacune qu’une constitution politique, si bonne qu’elle soit, ne saurait combler. Après la révolution jeune-turque, dans la première effusion de nos sentimens à son égard, nous avons pu consentir au nouveau gouvernement un emprunt sans condition ; c’était là un fait exceptionnel, témoignage d’une confiance que rien n’avait encore altérée ; mais pouvait-il se renouveler une fois, deux fois, trois fois, nous ne savons combien de fois ? Certainement le nouvel emprunt que la Turquie se propose de faire ne sera pas plus le dernier qu’il n’a été le premier. Dès lors, il fallait prendre quelques précautions au profit de l’épargne nationale. Qu’on songe que le budget actuel de la Turquie est en déficit de 221 812 000 francs, et tout annonce qu’il en sera de même du prochain. Un tel déficit paraîtrait considérable partout ; il l’est encore plus qu’ailleurs dans un budget dont les dépenses totales ne s’élèvent guère au-dessus de 800 millions. C’est à peu près, si on observe les proportions, comme si nous avions dans le nôtre un déficit d’un milliard.

Une situation aussi inquiétante devrait porter le gouvernement ottoman à la plus stricte économie. Au lieu de cela, que voyons-nous ? Le gouvernement ottoman, très justement désireux d’augmenter sa force militaire, met un empressement fiévreux à acheter à l’Allemagne des cuirassés qui ont sans doute l’avantage d’être tout faits, mais qui assurément n’en ont pas d’autre : ils sont en effet d’un vieux modèle et l’Allemagne doit être enchantée de s’en débarrasser pour un bon prix, avec lequel elle pourra en fabriquer de nouveaux et de meilleurs. Nous n’avons nullement l’idée de contrôler les dépenses de la Turquie, surtout ses dépenses militaires : toutefois celle dont nous venons de parler ne semble pas avoir eu un vrai caractère d’urgence, et dès lors, on est amené à se demander contre quel péril particulier les bateaux qui en ont été l’objet doivent être utilisés. La Turquie a besoin aussi de canons ; nous en faisons et ils ne sont assurément inférieurs à aucuns autres ; les expériences comparées qui ont été faites en Turquie même en ont donné une preuve éclatante. Si on nous demande notre argent, n’avons-nous donc pas quelque droit de nous enquérir de ce qu’on en veut faire, et si on en veut acheter des armes de guerre, n’avons-nous pas quelque droit de rappeler que la France en fabrique ? Nous avons usé de ce droit avec d’autres pays qui ne s’en sont nullement sentis atteints dans leur dignité : pour quoi la Turquie en serait-elle atteinte dans la sienne ? On a beau dire que l’argent est une marchandise comme une autre, cela n’est qu’à moitié exact. Une