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qu’elle était au-dessous de l’atelier, et qu’elle y entendait le pas de son mari marchant de long en large devant son chevalet, Ç’avait été une joie pour Lizzie de faire construire cet atelier pour Deering, mais le pas qu’elle aimait s’était fait entendre moins régulièrement qu’elle n’eût pu l’espérer. Depuis trois ans, en effet, qu’ils vivaient heureux ensemble, il n’avait pas encore repris le travail auquel ce bonheur inespéré aurait dû l’encourager ; mais même quand elle ne l’entendait pas, elle le savait là, au-dessus de sa tête, étendu sur le vieux divan de Saint-Cloud et fumant d’innombrables cigarettes, tandis qu’il parcourait les journaux ; et le fait de le savoir là lui causait toujours la même joie qu’au premier jour.

Lizzie, ce matin-là, avait mieux à faire que de feuilleter les journaux. Elle avait conservé ses habitudes d’ordre et d’activité, et n’avait pu encore se faire au laisser-aller souriant de son mari. Elle avait d’abord attribué l’insouciance de Deering au désordre permanent de son premier ménage, puis elle avait compris que, tout en jouissant de sa bienfaisante direction, qui lui laissait tout le loisir voulu, il n’aurait jamais la volonté de reprendre son travail. Il aimait que les alouettes lui tombassent toutes rôties dans la bouche, mais les satisfactions que lui procurait le génie domestique de sa femme ne diminuaient en rien son inconscience.

Cette légèreté entraînait même parfois des conséquences imprévues. Ce jour-là, les deux femmes étaient occupées à vider trois vieilles malles de Deering, qu’il n’avait jamais voulu déballer et que sa femme avait fait porter chez elle en désespoir de cause. Ces colis fatigués étaient arrivés, quelques mois auparavant, des États-Unis où ils étaient restés en gage dans une pension de New-York. Lizzie, ayant appris par une lettre de la propriétaire que le compte de son mari était en souffrance, s’était empressée de le régler. La jeune femme avait trop l’habitude des difficultés d’argent pour voir une humiliation dans le fait que son mari eût contracté des dettes, mais il répugnait à son sens de l’ordre qu’il n’eût pas songé à les éteindre depuis son mariage. Deering accepta les remontrances de sa femme avec sa bonne grâce habituelle, et lui laissa le soin d’envoyer le mandat libérateur, bien que, par un sentiment délicat, elle lui eût ouvert dans une banque un compte qui assurait son indépendance. C’était de bon cœur que Lizzie avait