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Il jeta de nouveau sur elle un regard de résignation désarmante.

— Est-ce nécessaire ? Ma triste histoire ne vous a-t-elle pas tout expliqué ?

— Expliqué pourquoi vous n’avez jamais répondu à mes lettres ?

— Oui, dès l’instant que je ne pouvais y répondre que d’une seule manière : en protestant que je vous aimais et que je brûlais de vous revoir.

Il y eut un long silence ; lui, résigné, dans l’attente ; elle, occupée à rajuster follement les morceaux de son passé détruit.

— Alors, vous prétendez que si vous n’avez pas écrit…

— C’est que j’ai découvert, en débarquant en Amérique, que j’étais pauvre ; que la fortune de ma femme avait fondu ; que tout ce que je pouvais gagner suffirait à peine, — je suis si mal doué à cet égard, — pour nourrir et habiller ma fille. C’était comme si une porte de fer eût été subitement fermée entre nous.

Lizzie, toute haletante, se sentit forcée dans ses derniers retranchemens. « Au moins, vous auriez pu me dire, m’expliquer… Croyez-vous que je n’aurais pas compris ? »

Il n’hésita pas.

— Vous auriez compris. Mais il y avait autre chose.

— Quoi donc ? dit-elle, les lèvres tremblantes.

— C’est extraordinaire que vous ne saisissiez pas ! C’est bien simple : je ne pouvais pas vous écrire cela. Tout, mais pas cela !

— Et alors vous avez préféré me laisser souffrir ? Il y eut un accent de reproche dans les yeux de Deering. « Je souffrais, moi aussi. »

C’était le premier appel direct qu’il adressât à sa compassion, et Lizzie, pendant un instant, sentit que le frêle équilibre de ses sympathies vacillait, et qu’elle allait tourner à l’ironie méprisante. Mais l’impulsion déjà donnée fut réprimée par une autre sensation. Une fois de plus, elle prit conscience d’un fait avec lequel, Deering absent, elle avait toujours négligé de compter : le fait de la différence profonde, irréductible, entre l’image qu’elle se faisait de lui, et la réalité qu’elle percevait, de la mystérieuse transformation produite dans son jugement par l’inflexion de sa voix, le regard de ses yeux, l’action complexe et absorbante de sa personnalité. Elle avait une phrase qui exprimait bien cette