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nature… Le repas achevé, j’hésite à repartir tout de suite, sous l’éclatant soleil qui chauffe à blanc la route. Entre les arceaux de la tonnelle, j’aperçois la riche campagne endormie dans la chaleur de midi. Deux cyprès montent haut dans le ciel et s’y découpent en lignes précises ; leurs cimes bruissent continuellement d’un murmure sonore qui me rappelle un vers de Théocrite. Un laurier-rose complète ce coin d’églogue. Des abeilles volent avec un bourdonnement musical. Et, peu à peu, à moitié assoupi, je me revois, à plusieurs années en arrière, devant ce même paysage. Je me rappelle très nettement comment je vis alors la cime de ces cyprès se balancer dans le ciel… Puis, plus inconscient encore et fermant les yeux, comme en un songe prestigieux, tout ce qui m’entoure a disparu. Par l’effet d’un mirage subit, pareil à cette fata morgana qui se produit, à certains soirs de grande lumière, sur les côtes de Reggio, et transporte les marins éblouis sur d’irréels rivages, je nie retrouve pendant quelques instans sur la terrasse brûlée de soleil d’où se sont envolés mes premiers rêves d’enfant. Et je ressens le même émoi qu’alors, cet émoi inexplicable, sorte d’effroi panique qui vient de l’immobile clarté de midi, du silence environnant, de la torpeur complète des choses… Les impressions de nature éprouvées dans l’enfance reviennent souvent ainsi avec une netteté extraordinaire. Un souffle, un parfum, le son d’une voix, une sensation de bien-être et de chaleur suffisent pour faire revivre un de ces instans passés ; et, tout aussitôt, comme par un déclanchement automatique, on voit, on sent, on entend comme on a vu, senti, entendu à cette minute-là. Il semble que le cœur batte des mêmes palpitations. Devant soi, tout est comme alors. Le même arbre incline la même branche. La même rose, trop lourde, s’effeuille. Le même nuage fait la même ombre mobile sur l’allée. La même haie de jasmins envoie la même odeur discrète et suave. Et les mêmes cloches lointaines sonnent au même clocher… Ces réminiscences sont souvent accompagnées d’une mélancolie poignante et grave qui va parfois jusqu’à l’angoisse. Ainsi la nature peut laisser des traces ineffaçables, à l’âge avide où elle est transfigurée par notre jeune imagination qui la peuple de ses rêves et de ses chimères, à cet âge où le jeune Ruskin émerveillé, contemplant la plaine de Croydon, s’écriait que les yeux lui sortaient de la tête. D’ailleurs, à toute époque, nous sommes à l’égard du