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peut-être s’était-il à peine rendu compte qu’il couchait les West sur son testament ; mais, selon la coutume américaine, il n’avait pas manqué de partager scrupuleusement entre sa parenté ses millions accumulés. C’est donc par un simple accident généalogique que Lizzie, tombant juste dans le cercle d’or, se trouva posséder une fortune suffisante pour la délivrer des interminables perspectives de la pension Clopin.

Au début, le soulagement lui avait paru immense ; toutefois, elle s’aperçut bientôt que cet événement avait détruit son premier univers sans lui en refaire un autre. Sur les ruines de son ancienne existence s’épanouissait la fleur unique qui avait égayé sa route ; mais, hormis le sentiment du bien-être présent et la sécurité du lendemain, son existence reconstituée ne faisait fleurir aucune joie comparable. Elle avait fondé de grands espoirs sur ce qu’elle pourrait se reposer, voyager, regarder autour d’elle, avant tout être « gentille, » avec toutes les délicatesses féminines, pour ses compagnes moins avantagées ; mais on aurait dit que plus elle élargissait le champ de ses rêves, plus elle prenait conscience du vide de sa propre vie. Ce n’est qu’en acquérant des loisirs qu’elle se rendit pleinement compte de ce qui lui manquait.

Pour combler le vide de ses journées, elle s’attachait à multiplier et diversifier ses sensations ; elle était comme un propriétaire qui, ayant à installer sa maison, entasserait dans les pièces des meubles de rencontre pris « à condition. » C’est en vue d’une expérience de ce genre qu’elle avait arrêté son attention sur M. Jackson Benn, et les efforts d’imagination par lesquels Lizzie cherchait à le trouver de son goût étaient secondés par la tendre complicité d’Andora, et le sourire approbateur de ses cousins. Lizzie se gardait de décourager ces tentatives : elle supportait sereinement les allusions d’Andora à la passion de M. Benn, et les détails sur la situation de fortune du jeune homme que Mrs Mears ne manquait pas de glisser à l’occasion. Tant mieux, s’ils parvenaient à draper ces épaules carrées dans les voiles embrumés du sentiment : Lizzie observait et écoutait, sans trop croire au miracle, et l’espérant peut-être un peu.

— Je n’ai jamais rien vu de pareil ! Les Français ont une façon de vous dévisager ! Est-ce que cela ne vous agace pas, Lizzie ? s’exclama tout à coup Mrs Mears, en ramenant son boa de plume d’un geste pudique. Mrs Mears était encore à l’âge