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pareille, privée ainsi de tous les plaisirs comme de tous les hommages du monde, et son âme se sent pénétrée de l’émotion la plus pure… Il ne s’avouait point encore à lui-même que Lucile avait fait impression sur son cœur. Peut-être cela n’était-il pas encore vrai ;… mais il y avait pourtant un genre d’idées, un son musical, s’il est permis de s’exprimer ainsi, qui ne s’accordait qu’avec Lucile. Les images du bonheur domestique s’unissaient plus facilement à la retraite de Northumberland qu’au char triomphant de Corinne ; enfin il ne pouvait se dissimuler que Lucile était la femme que son père aurait choisie pour lui : mais il aimait Corinne, il en était aimé !… Il s’endormit en pensant à l’Italie, et néanmoins pendant son sommeil il crut voir Lucile qui passait légèrement devant lui sous la forme d’un ange ; il se réveilla et voulut écarter ce songe ; mais le même songe revint encore. » Et cette fois, lord Nelvil regrette de ne pouvoir retenir l’image disparaissante.

Un jour enfin il se demande si cette jeune fille n’est pas plus capable que Corinne d’un sentiment fidèle et constant ; il compare en lui-même « le charme timide de Tune à la grâce brillante, à l’éloquence sublime de l’autre ; et réfléchissant sur le caractère de Lucile et sur celui de Corinne, il se dit qu’un extérieur froid et réservé cache souvent les sentimens les plus profonds. » Et bientôt c’en est fait de Corinne ; car il prononce sur elle ce cruel arrêt : « Corinne, c’est l’ivresse d’un jour ; Lucile, c’est le bonheur de toute une vie. » Et lord Nelvil épouse Lucile, il préfère un sort commun aux risques de l’extraordinaire ; ce dont on ne peut ni le blâmer ni l’absoudre. La Muse est vaincue par l’ange, elle n’a plus qu’à mourir, sa défaite est irréparable, car sa blessure est de celles qui ne pardonnent pas.

Le monde triomphe de Corinne ; il lui a tendu un piège où elle est tombée ; il lui est apparu sous les traits d’un homme généreux, sensible, noble, doté de toutes les vertus, hormis celles qui font les âmes extraordinaires ; et Corinne a cru que cet homme, c’était le bonheur qui venait à elle, et elle lui a ouvert les bras, mais elle n’a saisi que le vide ; le monde lui a arraché sa proie en lui disant : Cet homme m’appartient, qu’y a-t-il de commun entre lui et toi ? Âme d’exception, retourne-t’en dans ta solitude. Demande la félicité à tes visions ; mais n’aspire pas à ces bonheurs vulgaires que j’accorde à ceux-là seuls qui reconnaissent mes lois… Et la solitude où s’en retourne Corinne