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ils s’en tiennent à une honnête aisance ; pas de superflu, pas de luxe, rien de trop. La lutte est inévitable ; car la belle âme hait, à l’égal de la mort, la médiocrité des sentimens et des pensées ; elle en est à préférer les grands vices tragiques aux vertus médiocres. Le monde au contraire a horreur de tout ce que possède la belle âme ; il se défie des caractères trop accentués, des grandes passions et de l’idéal qu’il considère comme trois incommodités sociales.

Et la belle âme essaie de convertir le monde, et vraiment elle ne désespère pas d’y réussir. Elle lui suppose plus de bonhomie, plus de candeur qu’il n’en a. Elle s’imagine que pour le convaincre il suffit de lui démontrer qu’il a tort ; elle ne sait pas à quel point il est aguerri contre les raisonnemens et comme ils ne font que blanchir contre son épaisse armure. La belle âme s’approche donc du monde, elle entre en pourparlers, elle parlemente. Ecoutons ce dialogue.

Elle commence par lui faire sentir et lui reprocher sa médiocrité ; le monde sourit car il est narquois, et, se frottant les mains, il lui demande au nom de quelle autorité elle lui fait la leçon. Elle répond que son autorité est la plus sacrée de toutes, que c’est l’idéal. Le monde allègue que cet idéal n’est pas une charte ayant vigueur de loi ; que d’ailleurs chacun ici-bas a son idéal et qu’il a peut-être le sien :

— Vous un idéal ! s’écrie-t-elle, mais vous n’estimez que ce qui est médiocre. Un mérite, une pensée, une vertu extraordinaire vous alarment. Vous n’avez pas d’autres mots à la bouche que ceux d’intérêt et de convenance. Les principes, les sentimens, vous faites fi de tout cela ! À quoi le monde, un peu piqué et se faisant par bravade plus mauvais qu’il n’est, répond par la bouche d’un personnage de Mme de Staël, M. de Maltigues : « Croyez-moi, ne mêlez pas à cette œuvre difficile qu’on appelle vivre, le sentiment qui la complique encore plus. C’est une maladie de l’âme, j’en suis atteint quelquefois tout comme un autre, mais quand elle m’arrive, je me dis que cela passera et je me tiens toujours parole… Quant à la vertu, la vertu !… C’est un langage pour le vulgaire que les augures ne peuvent employer entre eux sans rire. Il y a de bonnes âmes que de certains mots, de certains sons harmonieux, remuent encore, c’est pour cela que l’on fait jouer l’instrument. Mais toute cette poésie que l’on appelle le dévouement, l’enthousiasme, a été inventée