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Et leurs disciples, les hommes de 89, ne proclament pas les droits des Français ; mais les droits de l’homme. Il en résulte à la fois les vices et les grandeurs de la Révolution française. Elle est essentiellement cosmopolite ; elle rédige ses principes en un code qui a le caractère d’un Évangile nouveau, d’une religion ; car il repose sur les grandes lois naturelles de l’humanité, et la nature interprétée par le cœur sensible a le sens des oracles mêmes de Dieu. Aussi, dans les luttes révolutionnaires, retrouvons-nous à la fois les fureurs et l’héroïsme sublime que les guerres de religion avaient seules jusqu’alors inspirés aux hommes. La Révolution entreprend une véritable propagande ; elle a droit à posséder les âmes, à les échauffer de ses ardeurs ; elle les remplit sous la forme de la terreur ou de l’enthousiasme. Elle déborde sur toutes ses frontières et elle envoie ses soldats, ses apôtres, ses missionnaires et ses bourreaux publier sa gloire et annoncer son règne dans le monde entier.

Cela dit, on comprend aisément quelle influence exerça la Révolution sur les âmes et sur les sentimens, car en vertu de son caractère originel, la Révolution française ne put être de celles qui ne changent que la forme de l’État, du gouvernement, des institutions ; elle fut un de ces événemens, une de ces crises qui transforment le cœur même d’un peuple, ses mœurs, ses idées, ses habitudes intellectuelles et sociales. Et cette révolution est bien loin d’avoir accompli son œuvre ; elle dure encore, à vrai dire elle ne fait que commencer.

Il faut se rappeler ce qu’était la société française dans les années 87-88, et ce que j’en ai dit à propos de Bernardin de Saint-Pierre, avant de se demander quelle métamorphose la Révolution fit subir aux caractères. Cette société voulait rajeunir à tout prix, elle demandait une fontaine de Jouvence. Ses vœux furent exaucés. Mais quelle surprise que la sienne ! Elle se représentait une fontaine aux eaux cristallines ; et à son grand effroi elle découvrit que ces eaux rajeunissantes étaient amères, fangeuses et ensanglantées.

Ces eaux n’en opérèrent pas moins l’effet désiré. La Révolution rajeunit les âmes. Et d’abord, elle réveille l’énergie et l’originalité des caractères. Dans cette société polie, oisive, frivole qui composait la bonne compagnie, les caractères usés par un frottement continuel les uns contre les autres, avaient perdu leurs angles comme des cailloux roulés. Partout régnait le