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Les « solitudes, » les labyrinthes, les « îles de l’Amour » où des jeux étaient sursemés de chapelles gothiques, de moulins hollandais, de minarets et de pagodes. Les mêmes gens qui, pour mieux « imiter la nature, » plantaient des arbres morts « parce qu’il y en a dans les champs, » rassemblaient sur un étroit espace des semblans d’obélisques et des huttes de paille, des tombeaux « de héros » avec devises, des embryons de « forteresses » où un soldat unique aurait eu peine à se tenir debout. Tout était exigu, sauf les prétentions des propriétaires qui, seuls, n’eussent pas eu le droit d’en rire. Mais personne ne riait alors de ces incidens voulus qui « faisaient à merveille. » Chacun voulut copier le fameux « hameau » de Trianon ou celui de Chantilly avec son petit moulin, sa petite ferme et ses « petits jardins de paysans. » Les masures contenaient de riches salons pour « faire surprise. » L’on admirait ici le « canal des roses, » ailleurs la « grotte de Saint-Antoine » succédant, par une heureuse transition, au « cabinet de Flore. » Cela passait pour extrêmement « chinois. »

Des « morceaux exquis » étaient, chez le prince de Condé, l’Abîme, chez le duc de La Trémoille, le Murmure, et chez M. de Lauraguais un « volcan d’un grand effet. » Des chutes d’eau indigentes humectaient des rocs, rochers et rocailles de toute dimension ; car de rochers nul n’aurait su se passer, il s’en voyait pour toutes les bourses. Ces rochers étaient philosophiques autant que poétiques : « Ce qui m’enchanta le plus à Attichy, dit le duc de Croy, est une idée absolument neuve, le rocher transpirant ou distillant goutte à goutte, par un siphon caché. Il me parut qu’on pourrait y graver à l’antique : « L’eau qui tombe perce le plus dur rocher ; c’est ainsi que l’amour durable tire son fruit de la persévérance : » réflexion à la Joseph Prudhomme, où se résume l’esprit de ces jardins tendancieux.

Il est bien vrai que le sens du pittoresque est récent et qu’il a fallu un degré avancé de progrès pour l’acquérir. L’humanité barbare avait tout son saoul de cette « nature » hostile, qu’elle avalait de force ; tout son effort tendait à la vaincre et à en sortir. C’est seulement après l’avoir maîtrisée et domestiquée que l’homme se prit à admirer en artiste les montagnes, les forêts, les rivières et la mer elle-même, qu’il ne craint plus. Les touristes affluent aujourd’hui au milieu de ces Alpes que les armées romaines trouvaient si rebutantes et que les anciens traversaient