Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 59.djvu/54

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

tristesse, et elle tenait à lui montrer qu’elle affrontait avec un gai courage l’imminente séparation, et saurait être tout entière à la joie de se trouver près de lui ; mais, comme toujours, elle attendait qu’il donnât le ton.

Plus tard, en évoquant ces minutes heureuses, elle en comprit toute l’exquise douceur. Elle n’était pas habituée au bonheur, mais Deering avait trouvé le secret de calmer l’inquiétude de son cœur, et d’affermir sa foi dans la destinée, dans tous les miracles de la destinée. Par-dessus tout, il imprima en elle la sensation qu’il y avait entre eux un pacte tacite et reconnu, que sa tendresse était une habitude de cœur qui n’avait pas besoin d’être confirmée par des paroles.

Tout ce qu’il lui disait par surcroît semblait donc un raffinement de tendresse, la floraison d’un sentiment profondément enraciné. Dans ces dispositions, les instincts de réserve se fondaient ; observer une attitude défensive eût été vulgaire ; seule la confiance était noble. Deering aurait pu tirer avantage de cette tendre casuistique du cœur. Mais après même que le couvert eut été enlevé et qu’ils restèrent seuls dans la petite pièce entresolée, dont l’unique fenêtre encadrait le remous sombre de la Seine, où tremblaient des lumières, il sembla demeurer, comme elle, sous le charme de mystiques influences. Lizzie le sentit plus profondément encore au long baiser d’adieu qu’il appuya sur ses lèvres et ses yeux. C’était sa fiancée, sa femme, qu’il embrassait ainsi, et s’il s’était avisé à cette minute de lui demander sa main, il l’eût presque offensée. Le pacte était suffisamment scellé par leur dernier regard.

Elle porta si loin cette pudeur du cœur qu’elle hésita même un instant quand Deering lui demanda de lui écrire. Certes, elle écrirait, mais surtout pour répondre aux lettres qu’elle recevrait de lui. Elle appréhendait si fort de l’accaparer, de chercher à prendre barre sur lui. Il serait occupé, absorbé, là-bas ; elle avait peur d’écrire à contretemps, de se montrer indiscrète.

— Indiscrète ? — Il eut un sourire. — Comment pourriez-vous être indiscrète, ma chérie, à l’égard d’un cœur sur lequel vous régnez seule ?

Il l’attira doucement à lui, et la regardant dans ses yeux brouillés de larmes heureuses, il ajouta, avec la tendre ironie qui lui était particulière : « Ma pauvre petite Lizzie, comme vous savez mal aimer ! »