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aux yeux. La petite Juliette ne voulait pas travailler, ne voulait pas obéir. Elle se dévoyait, vivait entre la cuisine et la lingerie, n’avait d’intérêt et de curiosité qu’aux événemens de l’escalier de service.

C’était une curiosité de même ordre qui poussait Mrs Deering, claquemurée dans sa chambre pleine d’odeurs de pharmacie, à dévorer les romans du cabinet de lecture ou la chronique mondaine des journaux : mais comme l’horizon de Juliette n’était pas assez large pour embrasser des objets aussi élevés, son intérêt se concentrait sur les anecdotes que Céleste et Suzanne rapportaient du marché et de la librairie. Que ces histoires ne fussent pas toujours édifiantes, les babillages naïfs de la petite fille le montraient trop fréquemment ; par malheur, elles absorbaient son imagination au point de chasser complètement les pensées plus sérieuses, telles que dates, dynasties et sources des grands fleuves.

À la longue, la crise devint si aiguë que la pauvre Lizzie se vit obligée, soit de suspendre les leçons, soit de faire appel à l’intervention de M. Deering ; dans l’intérêt de l’enfant, elle opta pour l’alternative la plus pénible. Il lui était désagréable de parler à M. Deering, non seulement à cause de l’humiliation d’avoir à confesser son échec, et de l’humiliation plus grande encore de lui assigner des causes aussi vulgaires ; mais aussi parce qu’elle avait honte d’appeler sur elle l’attention d’un esprit occupé dans des sphères supérieures. M. Deering était fort absorbé en ce moment : il avait un tableau « en train. » Et Lizzie pénétra dans l’atelier avec le sentiment de gêne d’un profane qui trouble un rite sacré ; il lui sembla presque entendre un bruissement d’ailes qui se referment lorsqu’elle approcha.

Et alors, — alors, — comme tout avait tourné autrement ! Rien peut-être ne serait arrivé, si elle n’avait pas été si sotte, elle qui pleurait si rarement, qui était si fière de la raideur stoïque avec laquelle elle gouvernait la petite volière gazouillante qu’était son cœur ! Mais si elle avait pleuré, c’est qu’il l’avait regardée si gentiment, si doucement, et qu’il avait été, — elle l’avait senti, — si honteux et peiné cependant. Leur peine, à tous deux, était causée, non par les paroles qu’elle avait dites, mais par ce que ces paroles impliquaient et sous-entendaient, par le mot unique que ni l’un ni l’autre n’avait prononcé. Si la petite Juliette était ce qu’elle était, c’était la faute de sa