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aujourd’hui un peu puérils. Que Sénèque fût riche à 300 millions de sesterces (60 millions de notre monnaie), qu’il eût de beaux meubles, une foule d’esclaves et d’immenses propriétés, que sa femme portât d’énormes pierres précieuses comme boucles d’oreilles, qu’est-ce que cela pouvait faire à l’empire romain ? Ce train de maison, si luxueux qu’il fût, n’avait rien d’exorbitant au milieu de la société aristocratique d’alors, et on ne l’eût même pas remarqué chez un autre que lui. Mais Sénèque était stoïcien, et, au dire des bons apôtres comme Suillius, un stoïcien n’avait pas le droit d’être si riche ! il démentait ses principes ! il se convainquait lui-même d’hypocrisie ! Sénèque a fait justice de ce grief dans son traité De la Vie heureuse, un des plus brillans et des plus spirituels qu’il ait écrits ; son apologie est très adroite, mais d’une adresse qui n’en doit nullement faire suspecter la franchise. Il commence par déclarer qu’on n’a pas le droit de le juger au nom de la perfection philosophique. Il réclame le droit d’être un simple mortel, admirateur plutôt qu’adepte de la souveraine vertu : « Je ne suis pas un sage, et n’en serai jamais un… Je loue, non la vie que je mène, mais celle que je sais qu’on doit mener. » Cette distinction n’est pas une subtilité d’avocat exigée par les circonstances : dès sa jeunesse, nous avons vu que la complète abnégation des stoïciens avait été pour lui un rêve idéal, qu’il avait par momens cherché à réaliser, et non une règle constante de son existence. Plus loin, il est plus hardi, et proclame que les vrais philosophes eux-mêmes ne sont pas condamnés à la pauvreté : l’argent n’a rien de criminel, s’il a été bien acquis et s’il est bien employé. Et ici encore, ce n’est pas une théorie improvisée pour les besoins de la cause : on la retrouvera dans les Lettres à Lucilius, qui datent de la retraite de Sénèque, et où il proteste contre les affectations d’indigence étalées par certains charlatans de philosophie. Il n’y a donc, à bien y regarder, aucune contradiction entre ses opinions et ses actes en ce qui concerne la richesse et le luxe. Dès lors, le blâmer de n’avoir pas vécu comme un ermite à la cour de Néron, et, sous ce prétexte, rééditer contre lui, comme l’ont fait certains écrivains modernes, les clabauderies des Suillius, ce serait vraiment avoir de la probité d’un homme d’Etat une conception bien pharisaïque !

Les drames dans lesquels périrent Britannicus et Agrippine ont beaucoup plus d’importance. Ici la conduite de Sénèque et