Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 59.djvu/393

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

chimère, il essaya tout simplement de rendre ses compatriotes tranquilles et heureux, et il y réussit en partie.


III

En partie seulement, et c’est ici qu’après avoir rendu pleine justice à ce qu’il y eut de bon dans son œuvre, il faut bien en marquer les lacunes. D’abord, son influence ne dura pas très longtemps, et, aussitôt après sa disgrâce, les épouvantables traditions de tyrannie, de cruauté, de gaspillage et d’anarchie administrative, qu’il avait tâché d’enrayer, reprirent avec plus de fureur encore : si bien qu’à voir les faits en gros, les premières années de règne de Néron paraissent seulement, comme celles de Tibère, de Caligula, de Domitien, un de ces intermèdes pendant lesquels les plus affreux despotes préludent, par une apparence illusoire de douceur, à leurs futures atrocités. Même à l’époque du ministère de Sénèque, il s’en faut que les crimes gouvernementaux aient complètement cessé : la mort de Britannicus et celle d’Agrippine imprimèrent deux taches sinistres à cette période d’innocence et de paix. Enfin, la conduite personnelle du philosophe, au temps de sa toute-puissance, donna prise à des critiques passionnées. C’est pour toutes ces raisons que beaucoup d’historiens modernes ont émis des jugemens assez durs sur la politique de Sénèque ; essayons, à notre tour, de voir ce qu’il en faut penser.

Il ne nous semble pas qu’il y ait lieu d’insister beaucoup sur les accusations dont Sénèque fut l’objet pendant qu’il était au pouvoir. Elles émanaient, pour la plupart, d’un homme on ne peut plus taré, le délateur Suillius, qui, craignant de se voir poursuivi pour les manœuvres criminelles dont il s’était, rendu coupable sous Claude, prenait les devans en essayant de déconsidérer le nouveau ministre. Si peut-être ses calomnies trouvèrent de l’écho auprès d’honnêtes gens comme Thrasea, cela ne prouve pas grand’chose : il arrive souvent que les hommes d’une vertu intransigeante sont un peu trop prompts à accueillir de méchans bruits contre ceux qui ne partagent pas leur farouche puritanisme. Mais ce qu’il faut noter surtout, c’est que personne, pas même Suillius, n’incrimina Sénèque en tant qu’homme d’État : on s’attaquait exclusivement à sa vie privée, et les reproches que l’on entassait contre elle nous semblent