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écrivains anciens, — sévérité dans laquelle il entre une bonne dose de préjugé de classe. Toujours est-il qu’ils étaient très impopulaires dans la société romaine d’alors. Rien ne pouvait être plus agréable aux auditeurs de Néron que de savoir que cette coterie si redoutée et si méprisée était définitivement mise à l’écart. Cette assurance n’était pas seulement, pour les grands seigneurs, un baume versé sur d’anciennes rancunes ; c’était une promesse précieuse pour l’avenir, une promesse dont nous devons bien comprendre la valeur. Quelle que soit la forme officielle de l’État, la réalité du pouvoir s’exerce toujours par l’entremise d’un nombre de gens forcément restreint ; un seul homme en serait incapable, incapable aussi tout un peuple : en royauté comme en démocratie, c’est une oligarchie qui gouverne. La question est de savoir comment cette oligarchie se recrute. Pour ne parler que de l’empire romain, il y eut sur ce point de grandes variations : Auguste s’entoura de grands seigneurs, Claude d’affranchis, Hadrien de chevaliers, etc. Ceci nous permet de mieux apprécier la déclaration de Sénèque. Exclure de la direction des affaires les affranchis, c’était, tout naturellement, y appeler les sénateurs avec les plus notables des chevaliers. Si donc le Sénat, en tant que corps constitué, ne recevait pas plus d’autorité dans l’Etat, ses membres, individuellement, pouvaient avoir l’espoir de jouer un rôle plus considérable. Cette perspective de participer à la charge, à l’honneur et, — pourquoi ne pas le dire aussi ? — aux profits de la politique active, devait les rallier sans peine au nouveau prince. Et réciproquement, si l’on se place au point de vue de l’opinion publique romaine, avec cette classe plus distinguée, plus considérée que celle des affranchis, Sénèque pouvait se flatter d’imprimer à tous les services de l’État une direction plus sage et plus honnête. En tout pays, peut-être, un changement de personnel gouvernemental est plus important qu’un changement de constitution ; mais cela était vrai surtout alors. La formule du règne de Claude avait été « une monarchie servie, — ou plutôt exploitée, — par une domesticité ; » celle du gouvernement de Sénèque allait être « une monarchie servie par une aristocratie. »

On voit dans quelle mesure, assez restreinte, Sénèque innova en matière politique. En matière sociale, comme nous dirions aujourd’hui, il ne tenta pas non plus de modification essentielle. Les inégalités qu’avaient sanctionnées les dures lois de la vieille